Le pion, du bonheur des dames
à l'enfer de la damnation

< dimanche 22 septembre 2024 >
Chronique

Ô qui dira les torts des paronymes ? Ces mots qui se ressemblent mais ne s’assemblent pas et qui, employés l’un pour l’autre, laissent derrière eux amusement au mieux, au pis consternation…

Le mal n’en est que plus grand quand ladite confusion a pour théâtre une expression courante, que l’on croyait gravée dans le marbre pour l’éternité. Témoin cette bourde qu’a repérée sur la Toile un lecteur impertinent, avant qu’elle ne soit discrètement corrigée dans les jours qui ont suivi : Xavier Bertrand ne s’y voyait-il pas « damner le pion » par Michel Barnier ?

Disons-le tout de suite, la chose n’est pas rare sur nos écrans, et il s’en faut que le tir soit toujours rectifié. Pour peu que le cœur vous en dise, il vous sera loisible d’apprendre que « Marseille veut damner le pion aux grandes capitales en attirant des entreprises », que « pour damner le pion à Netflix », des salles de cinéma proposent à leurs clients canapés et sofas, ou encore (c’est dans Ouest-France) qu’au championnat de Bretagne d’échecs « ils sont plusieurs dizaines d’enfants. (…) Concentrés. Absorbés. Juchés sur des tours, chevauchant des cavaliers, se prenant pour des rois, cherchant à damner le pion à leur adversaire. »

Un comble, puisque le tour en question doit précisément la vie aux damiers et aux échiquiers ! Pour avoir parcouru les uns ou les autres, et sans doute les deux, vous savez en effet que le pion, pourvu qu’il parvienne sain et sauf sur la rangée la plus éloignée de ses bases, se voit séance tenante troqué contre une dame, une reine ou toute autre pièce de son choix. Une promotion très courue que traduit tout autant la locution « aller à dame », sauf quand, en argot, celle-ci prend le sens moins triomphal de « tomber, s’évanouir » !

Mais il faut croire que notre univers moderne passe pour tellement infernal qu’il en a rendu possible la confusion avec damner, voire plausibles toutes les connotations diaboliques qui devraient normalement se rattacher à ce dernier. Coups de pied de l’âne et coups tordus sont devenus monnaie si courante dans les domaines politique, économique, voire sportif, que notre esprit ne rechigne plus à substituer damner à damer. Quant au pion, dont on serait pourtant fondé à se demander ce qu’il vient faire dans cette nouvelle galère, il ne faut point compter sur lui pour réclamer justice : n’a-t-il pas de tout temps été considéré comme quantité négligeable ?