On en sait trop et on n'en peut mais...

Savoir n'est pas pouvoir !

< mardi 21 avril 1998 >
Chronique

Linguistiquement parlant, le philosophe Bacon avait tout faux lorsqu'il affirmait, dans un aphorisme resté célèbre : « Savoir, c'est pouvoir. » Il n'est pas même exclu qu'il soit pour quelque chose dans la confusion qui préside à l'emploi de ces deux verbes en Belgique — comme s'en inquiète une lectrice de Nivelles — mais aussi dans le nord de la France. Point n'est besoin, en effet, de franchir la frontière pour entendre des phrases telles que « Je n'ai pas su dormir cette nuit » ou « Il ne sait pas me dire qui a téléphoné »... alors que, dans l'un et l'autre cas, le verbe pouvoir serait bien plus indiqué ! À la décharge de ceux, nombreux, qui s'y laissent prendre, précisons qu'il s'agit là d'une survivance de l'ancienne langue et qu'à l'époque classique les meilleurs auteurs confondaient en toute impunité ces deux verbes dont les champs sémantiques, il est vrai, se chevauchent à l'occasion : concédons à Bacon que celui qui sait faire une chose a toutes les chances de pouvoir la faire ! Cela dit, à l'exception du cas très particulier où, à la forme négative, le conditionnel de savoir équivaut au présent de pouvoir (je ne saurais tolérer pareille situation), on se gardera aujourd'hui d'employer un verbe pour l'autre, d'autant que leurs attributions, depuis lors, ont été strictement définies : savoir traduit une capacité foncière et durable, qu'elle soit innée ou qu'elle résulte de l'apprentissage, et qui ne dépend en rien de conditions étrangères au sujet ; pouvoir fait au contraire intervenir un élément extérieur — une autorisation, des circonstances favorables — ou souligne que ledit sujet est, physiquement, en état d'accomplir l'action. C'est ainsi que l'on distinguera celui qui ne sait pas jouer du piano (parce qu'il n'a jamais appris à le faire) de celui qui ne peut pas (parce qu'on le lui a interdit, que le locataire du dessous est un mauvais coucheur, ou qu'un panaris, provisoirement, l'en empêche). De même, on ne dira de quelqu'un qu'il n'a pas su lire le texte qu'on lui tendait que s'il s'agit d'un illettré ; s'il vient de casser ses lunettes, ou si l'auditoire couvre de ses huées la moindre de ses paroles, c'est pu qui s'impose !