« Distanciation sociale » : en parler
ne confine-t-il pas... au contresens ?

< dimanche 5 avril 2020 >
Chronique

Nombre de lecteurs s'interrogent à propos de cette formule qui prospère sur les lèvres de ceux qui nous gouvernent. Est-elle vraiment appropriée à la situation ? Ne risque-t-elle pas de prêter à confusion ?

Prêter à confusion, nous n'irons pas jusque-là. Chacun a fini par comprendre — on le matraque d'ailleurs suffisamment ! — qu'il s'agissait de garder ses distances, de ne point trop s'approcher de son... prochain pour éviter que le virus ne prolifère. Cela dit, il y avait sûrement moyen de faire moins prétentieux et plus simple. C'est que l'homme n'est pas seulement le roseau pensant que se plaisait à décrire Blaise Pascal. Il est aussi un roseau parlant : quand l'univers l'écrase et que les masques manquent, il tend, pour pallier son impuissance, à se payer de mots ronflants.

Le terme de distanciation est en réalité né sur les planches. Traduction du Verfremdungseffekt du dramaturge allemand Bertolt Brecht, il s'appliquait initialement à la nécessaire distance que devait prendre, afin de développer son esprit critique, le spectateur avec l'action dramatique. De la même façon, les inévitables extensions de sens, hors du champ théâtral originel, ont toujours renvoyé à un recul d'ordre intellectuel plus qu'à un éloignement physique.

Mais il y a plus gênant. Dans la seconde moitié du siècle dernier, ce concept de distanciation sociale avait déjà été utilisé par des sociologues, comme en témoigne cet extrait de Loisir et Culture (1966), de Joffre Dumazedier et Aline Ripert : « Vivons-nous la fin de la "distanciation" sociale du siècle dernier ? Les phénomènes de totale ségrégation culturelle tels que Zola pouvait encore les observer dans les mines ou les cafés sont en voie de disparition. » On voit là que l'expression — des plus logiquement, du reste — a d'abord été interprétée comme une ségrégation, ce qui est aux exacts antipodes des appels à la solidarité nationale qu'à juste titre on entend lancer aujourd'hui.

En ces jours où l'on s'aperçoit, en effet, que la survie du pays repose beaucoup plus sur les infirmiers et auxiliaires de vie, les caissières de supermarché, les routiers que sur d'autres métiers mieux rémunérés et moins exposés, le moment était mal choisi pour user d'une expression aussi ambiguë, qui réveillerait presque les vieux démons de la lutte des classes...