Bernard Pivot
est-il plutôt Larousse ou Robert ?
Du temps de sa dictée, il se réclamait indifféremment de l'un et de l'autre. À présent que le voilà écrivain, quel est le dictionnaire de son cœur ? Radioscopie de son dernier livre : Au secours ! les mots m'ont mangé (Allary Éditions).
Si l'on s'en tient aux apparences, il n'y a pas photo : Larousse est cité neuf fois dans l'ouvrage, Robert une seule. Mais nous avons voulu procéder de façon autrement scientifique : pour peu que les Dupondt de la lexicographie ne soient pas du même avis (ce qui leur arrive malheureusement plus souvent qu'à leur tour !), qui suit-il, inconsciemment ou en connaissance de cause ?
De toute évidence, l'ancien animateur d'Apostrophes est Larousse quand, traître à sa patrie lyonnaise, il gratifie d'une majuscule les Verts de Saint-Étienne : Robert la refuse même aux bleus de Deschamps, c'est dire ! Quand il danse le chachacha sans traits d'union, ce que l'on ne tolère (et encore, en traînant les pieds) qu'à l'enseigne de la Semeuse. Quand il en met, au contraire, au corps-à-corps (pas question chez Alain Rey). Quand, enfin, son gobe-mouches en gobe plusieurs... dès le singulier.
En revanche, il est Robert quand, à plusieurs reprises, il s'écrie Oh là là ! (Oh ! lala ! sur le trottoir d'en face). Quand il prive le celluloïd de la majuscule que Larousse impose à tous les noms déposés. Quand, nostalgique, il s'abandonne à la gaîté. Quand il se refuse à distinguer entre verbe et substantif pour écrire toujours petit-déjeuner. Quand, modeste, il condamne à la minuscule les mémoires que rédige son héros.
Mais, en créateur jaloux de sa liberté, il lui arrive d'être carrément... d'ailleurs. Quand il honore d'un trait d'union un grand-duc qui ne hulule pourtant pas le luxembourgeois. Quand il fait d'anacoluthe non seulement un hypocoristique, mais également un masculin (« mon bel anacoluthe »). Ou encore quand, un brin « j'm'enfoutiste » (orthographe maison, là encore), il écrit « un gensdelettres » avec deux « s ». C'est qu'un Mérimée moderne n'a pas à s'inféoder aux mesquineries empreintes d'arbitraire de nos ouvrages de référence ! Ce qui compte, c'est bien plutôt que son livre, à l'instar de son précédent spectacle, Souvenirs d'un gratteur de têtes, soit aérien de bout en bout, et d'une subtilité qui se consomme littéralement sans faim. Car si les mots, à l'en croire, l'ont mangé, force est de reconnaître que nous les dévorons à notre tour à belles dents !