« À l'insu de mon plein gré » :
au commencement était le clin d'œil...

< dimanche 16 décembre 2012 >
Chronique

À l'écrit comme à l'oral, l'expression culte des Guignols de l'info n'en finit pas de faire un tabac. Qui ne se souvient qu'elle avait été attribuée à l'infortuné Richard Virenque, dont on raillait au passage — et plutôt méchamment : on ne demande pas à un agrégé de grammaire d'escalader le Galibier ! — la syntaxe parfois approximative ?...

Voilà une « locution-valise » s'il en fut jamais, puisqu'elle est née de l'accouplement contre nature de deux tournures qui avaient et ont toujours, elles, pignon sur rue : « à l'insu de » et « de mon plein gré ». Que ce petit bijou de lourdeur (que « contre mon gré » et « à mon insu » eussent avantageusement remplacé) soit réellement sorti de l'encolure du célèbre maillot à pois ou qu'on l'ait soufflé à sa marionnette importe en fin de compte assez peu : l'essentiel est bien que, depuis lors, il a été plébiscité par le « tout-écrivant », lequel a trouvé là l'occasion rêvée d'une complicité avec le lecteur. La littérature regorge, au vrai, de ces clins d'œil qui, pour être entendus, supposent et même requièrent une culture commune.

Pour peu, cela dit, que cette dernière vienne à faire défaut, le ciel, instantanément, se couvre : c'est que l'on peut fort bien vous imputer l'incorrection dont vous vous faisiez malicieusement l'écho ! Avouerons-nous sans rougir que, pour avoir personnellement, à l'occasion, usé de la tournure susdite, nous l'avons souvent, des plus lâchement, entourée de guillemets, fait précéder de points de suspension, ou encore agrémentée d'un hypocrite « comme dit l'autre » ? Non sans mauvaise conscience, au demeurant. L'humour exige en effet que l'on vive dangereusement, que l'on fasse confiance au lecteur : s'il faut qu'on le souligne à l'encre rouge, le second degré ne perd pas seulement de son charme, il n'a plus de raison d'être.

À mesure que le temps passe, cependant, et que les aiguilles tournent au cadran de Festina, grandit le risque que l'incongruité de l'expression ne soit plus perçue. Pour tout dire, nous ne serions pas exagérément surpris que, dans un avenir proche, nos dictionnaires accueillent, avec des pincettes d'abord, à bras ouverts ensuite, ce tour dont tout le monde s'est gaussé. Ils en ont accepté d'autres !

Vous en doutez ? Voyez pourtant ce qui s'est passé pour le verbe démissionner. Celui-là fut exclusivement intransitif jusqu'au jour où, par pure fantaisie, on a cru bon de le construire avec un complément d'objet direct pour insinuer finement que ladite démission était moins le fruit d'une décision délibérée de l'intéressé qu'une contrainte venue de plus haut. Du reste, le même phénomène ne s'est-il pas produit pour le verbe suicider, d'abord intransitif et pronominal, puis transitif (« suicider quelqu'un ») pour donner à entendre qu'un meurtre a été maquillé en suicide ? Désormais, « démissionner quelqu'un » a ses entrées partout, au sens de « congédier », « obliger quelqu'un à donner sa démission » et notre confrère Le Figaro pouvait faire sa une, cette semaine, sur « le premier ministre malien démissionné » ! Tout juste si nos lexicographes condescendent à voir dans ce renversement copernicien une construction « familière » ou « ironique »...

Alors, à quand « à l'insu de son plein gré » dans les pages de nos dictionnaires usuels ? À quand, surtout, l'élection de Richard Virenque à l'Académie française ? « Incessamment sous peu », serait-on tenté de répondre : cet autre pléonasme n'est-il pas la preuve vivante qu'un renforcement plaisant et expressif peut s'impatroniser dans nos habitudes langagières et avoir finalement les honneurs du Petit Robert ?...