Grammaire :
quand l'esprit prévaut contre la lettre...
Ce doit être ce que l'on appelle la « magie de Noël »... Alors que nous nous torturions les méninges pour choisir le sujet qui inaugurerait l'année, nos pages Région nous firent mercredi l'offrande de ce titre, proprement miraculeux pour le grammairien en quête d'angoisses inédites : « Un camion et ses 6 000 poulets se couche près d'Arras, balayé de pluies verglaçantes. »
La première réaction de beaucoup aura sans doute été de chercher parmi les plumes celles du journaliste, et de lui voler dedans. Un verbe au singulier après deux sujets — pour ne pas dire six mille un, voire six mille deux, ce camion devant bien avoir un conducteur ? Tout fout le camp, ma bonne dame ! Jadis, on apprenait ça à l'école primaire... Et puis il y a ceux qui doutent et tentent de réfléchir. Qu'un camion se couche, c'est dans l'ordre, par ces temps qui glissent. Des poulets, en revanche... Certes, il leur arrive probablement de se coucher avec les poules, mais sur le bitume ? Il est évident que le premier sujet est ici autrement concerné que le second...
Il en faudrait pourtant davantage pour rassurer ce chat échaudé qu'est votre serviteur : il n'est pas rare en effet que notre grammaire réagisse moins intelligemment que mécaniquement. Faut-il vraiment rappeler qu'elle nous oblige à écrire, en dépit du bon sens : « Plus d'un est venu » et « Moins de deux sont venus » ? Si, au lieu de la conjonction de coordination « et », on avait usé de la préposition « avec » et qu'on l'eût de surcroît isolée par des virgules (« Un camion, avec ses 6 000 poulets, se couche près d'Arras »), nous aurions dormi sur nos deux oreilles. Mais là, avec ce « et » ? Impossible d'invoquer entre les deux sujets une synonymie, une gradation encore moins. Pas question non plus de s'en remettre à un éventuel accord avec le sujet le plus rapproché, ce maudit camion est à l'autre bout de la phrase !
Heureusement, il sera dit que jamais l'on n'implore Grevisse en vain : avec lui, c'est en toute saison qu'il sied de croire au père Noël ! Voilà que l'auteur du Bon Usage nous sort du fin fond de sa hotte un cas, fût-il présenté comme exceptionnel, où « le premier terme est prédominant dans la pensée de l'auteur, la conjonction "et" équivalant plus ou moins à "avec" » — on se disait aussi ! Et de nous proposer, entre autres exemples, cette phrase jaillie de la plume de la marquise de Sévigné : « Le Roi et toute la cour est à Marly pour quinze jours. » Libre, évidemment, au sans-culotte qui sommeille dans le cœur de chaque Français de trouver cette règle bien peu démocratique, ce qui gravite autour du monarque étant visiblement tenu ici pour vile piétaille, mais le principal n'est-il pas que l'on soit rassuré ? Aussi bien, vous ne voudriez pas que, pour le coup, l'on allât reprendre la Bastille à seule fin de contenter la... basse-cour ?
Elle ne promet pas d'être belle, l'année qui se présente sous d'aussi favorables auspices ? On vous la souhaite telle, en tout cas. Et que les mots, surtout, vous soient doux...