Rien à déclarer :
vers une grammaire libre-échangiste...

< dimanche 19 décembre 2010 >
Chronique

Autant se dédouaner tout de suite : il ne sera pas question ici du nouveau film de Dany Boon. Les inconditionnels de l'Armentiérois peuvent toujours... se fouiller ! Nous ne ferons que nous inspirer de son titre pour déplorer que, dans le français d'aujourd'hui, il n'existe plus guère de frontière entre les discours direct et indirect. L'esprit de Schengen aurait-il corrompu notre grammaire ?

Naguère, les règles étaient à peu près claires. Si, dans l'interrogation directe, l'inversion du sujet était la bienvenue (« À quoi pense-t-il chaque matin en se rasant ? »), elle était hors la loi dans l'interrogation indirecte (« Je me demande à quoi il pense chaque matin en se rasant »). Et pour peu que l'on préférât à l'inversion en question un tour plus populaire (« Qu'est-ce qu'il peut bien mijoter dans son antre du FMI ? »), on n'avait garde, dans le langage surveillé en tout cas, de le maintenir là où il n'avait rien à faire (« Tâche de savoir ce qu'il peut bien mijoter dans son antre du FMI »). Certes, nous n'irons pas jusqu'à prétendre qu'auxdites règles personne ne contrevenait — ce serait bien la première fois ! Du moins le bon usage était-il suffisamment défini pour que, dès que l'on s'en écartait, ce fût en connaissance de cause. À son professeur de français qui désespérait de lui inculquer un jour quelques rudiments d'orthodoxie grammaticale le cancre du feuilleton Pause café pouvait bien répondre par d'invariables « C'est qu'est-ce que je fais », c'était un cancre, autrement dit l'exception, somme toute sympathique, qui venait moins bafouer la règle que la confirmer.

Aujourd'hui, il suffit de tendre l'oreille en direction de notre classe politique, une classe que sont pourtant censés fréquenter les forts en thème, pour constater que les barrières ont volé en éclats et que la frontière dont nous parlions plus haut est devenue une passoire. Quand un socialiste s'interroge sur les intentions de Dominique Strauss-Kahn, cela donne : « Effectivement qu'il faudra qu'à un moment donné il nous dise à tous qu'est-ce qu'il a l'intention de faire... » Quand une communiste déplore le manque de civisme dans les stades, c'est en ces termes : « Il y a peut-être à se pencher sur pourquoi ces hommes et ces femmes, et notamment tous ces jeunes (...), éprouvent le besoin de siffler “La Marseillaise”. » Quant au président de la République, on comprendra aisément que, vu son statut de premier de la classe, il ne puisse être en reste : « On se demande c'est à quoi ça leur a servi », a-t-il plaisanté, il y a quelque temps déjà, au sujet des études poursuivies par les élites...

Qu'il y ait dans ce laisser-aller une part non négligeable de calcul est l'évidence même. Si la vérité vraie n'est pas toujours bonne à dire au peuple, il faut à tout le moins que celle qu'on lui vend soit déclinée sur un ton qui fleure bon la simplicité et la spontanéité. Le discours indirect, avec ses subtilités, ses pompes et ses œuvres, voilà l'ennemi ! L'incorrection rapproche, rassure au contraire. Quand, dans nos lycées, on met en garde les jeunes contre les turpitudes du VIH, on s'interdit d'user de la négation que l'on réclamera pourtant de leurs copies. On écrit bien plutôt sur l'affiche : « Le sida... À vue d'œil on voit rien ! »

Alors rien à déclarer, vraiment ? Un soupçon de démagogie, peut-être ?