I
L’annonce faite au mari
Votre mari versa une larme sur le poisson rouge. | |
Bernard Verquère |
Tout a commencé le jour où votre mari est revenu, le teint blafard, de chez le radiologue. Ce dernier, faute de découvrir au sein du rachis de votre époux ce qui pouvait provoquer ses continuelles douleurs lombaires, avait en effet cru bon de justifier ses honoraires en dénichant, à titre de consolation, deux superbes calculs, logés comme coqs en pâte dans sa vésicule biliaire. Le gastro-entérologue, consulté aussitôt, confirma la présence des intrus et ne put qu’insister sur la nécessité d’une intervention rapide. Inutile de préciser que, chez vous, l’ambiance n’était pas à la fête. Outre le régime draconien que votre époux avait eu l’idée d’instaurer depuis qu’il se savait malade (car il n’avait jusqu’alors fait état d’aucun symptôme), il vous fallait déguster une soupe à la grimace passablement désagréable ; non que votre mari soit une poule mouillée mais enfin, « se faire ouvrir le ventre n’a rien d’une partie de plaisir ! »
Fort heureusement — et vous l’avez sans doute constaté — l’intéressé ne manque jamais, en ces circonstances pénibles, de vrais amis pour tenter de lui remonter le moral :
— L’opération, on ne sent plus rien ! Avec tous les progrès que la médecine a accomplis depuis peu... »
— Quinze jours de vacances, mon vieux... Choyé comme un prince ! »
— Et puis, tu verras, les infirmières ! » (Cette dernière réplique s’accompagnant le plus souvent d’un signe admiratif du pouce.)
Dire que votre mari se laissait abuser par une propagande aussi grossière serait mentir. Il se contentait, en général, d’esquisser un sourire poli mais ne manquait jamais de vous faire valoir ensuite qu’il est toujours aisé d’envoyer les autres à l’abattoir, argument contre lequel vous restiez sans voix... Il finit néanmoins par prendre un rendez-vous chez le « patron » le plus estimé, dans la clinique la plus réputée : on ne s’entoure jamais de trop de précautions, prétendait votre avisé mari...
C’est ainsi que l’opération fut fixée au 30 juin, le chirurgien prenant la route du soleil le lendemain même — pourvu qu’il n’aille pas confondre le scalpel avec l’hameçon de ses parties de pêche à venir, celui-là ! L’entrée en clinique se ferait deux jours plus tôt, afin de permettre les multiples examens d’usage.
Commença, dès lors, un douloureux compte à rebours : à mesure que l’on approchait de la date fatidique (marquée, on ne peut plus maladroitement, par une croix rouge sur le calendrier), le moral du condamné se faisait plus ténu. Son humeur suivait d’ailleurs la même trajectoire : vos paroles réconfortantes agaçaient plus qu’elles n’agissaient, et les enfants lui apparaissaient d’autant plus insupportables qu’ils se sentaient, à l’aube des grandes vacances, « pleins de vie » — encore une expression malheureuse ! Bref, l’atmosphère devenait lentement irrespirable.
On comprendra aisément pourquoi la date du 28 fut saluée par beaucoup comme une véritable délivrance. Ce furent alors des adieux déchirants. Votre mari versa une larme sur le poisson rouge, jeta un coup d’œil attendri sur les photos du vestibule, témoins dérisoires d’un bonheur révolu, avant de contempler longuement le jardinet, comme s’il n’y devait jamais plus revenir. Enfin, il prit sa vésicule et son courage à deux mains pour monter dans la CX qui, pour la circonstance, avait un faux air de corbillard. Pour mieux souligner le caractère exceptionnel d’un tel voyage, votre mari poussa la magnanimité jusqu’à vous abandonner les commandes et s’installa délibérément à la place du mort. Ce que vous vous gardâtes bien de lui faire remarquer...