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II

Plus près de toi, mon Dieu

Illustration par Bernard Verquère
... cet épouvantable bloc opératoire
qui évoque immanquablement pilori
et autres supplices infernaux.
Bernard Verquère

L’entrée en clinique est une épreuve qui ne laisse pas d’impressionner. Vous ne l’ignorez pas, vous qui avez tenu à seconder votre mari en cette pénible occasion. Rien n’est laissé au hasard pour que le futur opéré se sente mis en confiance : l’entrée des malades jouxte la sortie des ambulances, les couloirs laissent çà et là entrevoir de discrètes bouteilles d’oxygène, l’ensemble empeste invariablement l’éther. Un peu partout, l’accès aux blocs opératoires est tapageusement annoncé. Vous vous demandez bien pourquoi, ces dernières années, la rassurante « salle d’opération » s’est vue remplacée par cet épouvantable « bloc opératoire », qui évoque immanquablement tortures, pilori et autres supplices infernaux. Le temps de remarquer pour vous-même que ces remaniements lexicaux ne vont pas dans le sens de l’humanisation des hôpitaux naguère souhaitée par Mme Veil, et vous atteignez le bureau d’accueil.

Un bureau qui, incontestablement, porte bien mal son nom car le volume des renseignements exigés suffirait à donner des idées de fuite aux personnes les plus posées. Votre mari lui-même, arguant de sa condition de malade, préfère vous laisser seule aux prises avec les nom et adresse du médecin traitant, numéro de Sécurité sociale, carte d’admission et organisme de prise en charge. (Cela lui permettra, en outre, de se retrancher derrière votre incompétence au cas où le remboursement intégral ne s’effectuerait qu’à 60%...)

Les formulaires dûment remplis, vous vous voyez enfin attribuer votre chambre : deux étages d’ascenseur, un long couloir à angle droit et l’infirmière vous introduit dans votre nouveau domaine. Elle promet de vous envoyer une responsable sur-le-champ.

Votre mari et vous-même profitez de ce court répit pour vous familiariser avec les réalités hospitalières. La chambre 217 ressemble à toutes les autres : un lit, un cabinet de toilette, un placard standard. Votre époux examine, avec une anxiété mal dissimulée, les appareils qui pourraient annoncer ses souffrances prochaines ; mais, pour l’heure, rien de bien effrayant : un support de perfusions qui, débarrassé de ses bouteilles, évoque le trident de Neptune, ainsi que quelques autres instruments qui, à première vue, n’ont rien que de très pacifique. Au fond de la chambre, sur le versant est, une fenêtre équipée de stores vénitiens et, au-delà, une vue imprenable (et prenante) sur le cimetière du coin, détail que vous oubliez de rapporter à votre mari. Celui-ci, justement, est occupé à manipuler les petits boutons qui se trouvent disséminés dans la chambre. Ce qui a pour résultat immédiat d’y faire jaillir une infirmière hirsute, vous demandant ce qui se passe. (Soulignons, au passage, ce fait curieux : les infirmières ne sont jamais aussi promptes à répondre à vos appels que lorsqu’il s’agit d’une erreur.) Pour l’instant, le regard peu amène que vous lance cette première indigène laisse beaucoup présager de la difficulté de vos rapports futurs. Face au lit, avoisinant le plafond, la niche de la télévision. Vide. Enfin, à l’autre extrémité de la pièce, un poster aux cimes enneigées vous parle avec bienveillance de vos vacances à venir. S’il reste un avenir...

Voilà une demi-heure que vous n’avez vu personne. Votre mari commence à se demander s’il ne ferait pas mieux de filer à l’anglaise quand entre un quidam en blouse blanche, une télévision sous le bras. Cette dernière était en réparation. Il suggère de l’aider à la hisser jusqu’à sa niche. Curieux spectacle que celui d’un patient (à qui on a interdit tout exercice violent depuis quinze jours) se livrant à de savantes contorsions pour installer un récepteur à deux mètres cinquante du sol. Enfin, ça y est. On passe en revue la totalité des interrupteurs (cinq chaînes, s’il vous plaît !) et le technicien prend congé.

« Au moins, j’aurai la télé ! se console Monsieur. Cela me permettra de penser à autre chose... » Justement, ce soir-là, le programme semble alléchant : sur TF1, une émission médicale d’Étienne Lalou consacrée aux opérés à cœur ouvert ; sur Antenne 2, un film des Dossiers de l’écran : Sept morts sur ordonnance, suivi de son débat habituel, « Quand la médecine devient un commerce » ; FR3, pour sa part, propose à ses fidèles la fameuse opérette de Franz Lehár : La Veuve joyeuse. Quant aux chaînes belges, elles retransmettent en direct — cruelle ironie du sort — un concours international de billard !

Mais laissons Monsieur à ses attendrissantes illusions pour nous intéresser à la charmante personne qui, tout de blanc vêtue, vient de faire irruption dans votre chambre. Incisives à la Bunny, mèche hitlérienne, regard vague qui se raccroche à de grossières montures d’écaille, mollets de coq. Côté charme, cela commence plutôt mal et votre mari accuse le coup. D’autant que cette créature de rêve s’étonne de ne pas trouver le malade au lit, en pyjama !

Commence un second interrogatoire, plus spécifiquement médical, celui-là. Votre mari se voit demander, pêle-mêle, s’il a déjà subi d’autres opérations, quel est son groupe sanguin, si ledit groupe a été établi au moins deux fois, s’il ne se connaît pas d’allergies, pourquoi il est « suivi » par un cardiologue, s’il souffre parfois de crampes nocturnes, s’il urine sans douleur et s’il n’est pas enrhumé actuellement. Inutile de jouer aux devinettes en tâchant de découvrir le pourquoi de chacune de ces questions : ces renseignements sont de pure routine et personne ne leur accordera la moindre attention au cours du séjour.

18 h 15. C’est l’heure du repas. La fiancée de Frankenstein s’est à peine retirée (non sans avoir insisté sur la nécessité de s’aliter au plus vite) que l’on apporte le sacro-saint plateau. Votre mari, qui jouit, en temps normal, d’un solide coup de fourchette, découvre avec le ravissement que l’on imagine l’ordinaire des cliniques : une soupe claire comme de l’eau de roche, un demi-steak haché saupoudré d’une poignée de riz, un yaourt nature et une pomme verte. La canette de bière, qui figurait initialement au menu de ces agapes, est remplacée in extremis par un verre de Pierval : c’était une erreur. Heureusement votre mari, qui s’applique à faire contre mauvaise fortune bon appétit, ne s’en offusque guère. Il aurait tort, du reste, car il n’a pas sitôt plié son couteau sur la viande que l’on décide de le nourrir d’une manière plus expéditive, en venant installer le premier bocal de perfusion. Une façon comme une autre, souligne votre mari qui a gardé pour l’heure son sens de l’humour, d’accueillir les gens à bras ouverts...

Ainsi, c’est l’image d’un époux diminué et déjà dans le vif du sujet que vous emporterez le soir, une fois que le haut-parleur intérieur aura annoncé, d’une voix blanche : « Mesdames et messieurs, il est 20 heures ; la clinique vous souhaite une bonne nuit. »

L’aventure commence...

 
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