Une faute sonnante et trébuchante

Cas d'espèce(s)

< mardi 12 janvier 1999 >
Chronique

Si étonnant (et si rassurant) que cela puisse paraître, le franc et l'euro ne sont pas, en ce début d'année, les seules espèces à retenir l'attention de nos lecteurs. Ces derniers sont en effet nombreux à s'inquiéter de la « masculinisation » — hier rampante, aujourd'hui triomphante — du mot espèce dès qu'un nom masculin lui fait suite : on entend de plus en plus parler, et jusque dans des milieux qu'a priori l'on pouvait croire autorisés, d'« un espèce d'ultimatum »... Est-il besoin de rappeler ici qu'espèce est un substantif, et qu'à ce titre il ne saurait changer de genre impunément ? On nous objectera, car le diable ne manque jamais d'avocats, que le mot qui compte est bien, eu égard au sens, celui qui suit, ce que nous n'aurons garde de contester. D'ailleurs, notre grammaire est la première à l'admettre quand elle ordonne d'accorder l'adjectif ou le participe avec ce nom complément : « Cette espèce de malotru s'est ridiculisé ». Quant à Grevisse, s'il ne légitime pas la faute, il constate qu'elle ne date pas d'hier (Voltaire et Diderot se seraient eux-mêmes laissé surprendre, il y a plus de deux siècles) et que, depuis lors, elle a reçu la caution de brillants auteurs, au premier rang desquels on aperçoit Claudel et Mauriac ! C'est sans doute, hasarde Grevisse, qu'espèce de n'est plus senti que comme une locution adjectivale, jusqu'à signifier seulement « quelque chose comme »... Mais pourquoi, dans ce cas, le mot espèce serait-il le seul à changer de sexe ? L'envie n'est venue à personne, jusqu'ici, d'écrire « un sorte d'ultimatum »... alors que la construction est en tout point comparable ! On ne nous ôtera pas de l'idée qu'espèce paie, de surcroît, pour son initiale en e, laquelle est à l'origine de bien des confusions de genre : il n'est que de penser à ébène, échappatoire, écritoire, effluve, emblème, épilogue, épisode, équinoxe, escarre, esclandre, etc. (si vous hésitez, les noms féminins sont en italique !)... En tout cas, nous manquerions à nos devoirs si nous ne vous présentions ici nos meilleurs vœux : puisse 1999 vous réserver des satisfactions... de toute espèce !