Le français
tel qu'on le parle chez nous (3/6) :
« C'est des ruses ! »
Depuis La Fontaine et son renard, on sait ce qu'est la ruse au royaume de France : un artifice, une feinte, une tromperie, un stratagème, un subterfuge, bref un « procédé habile dont on use… pour abuser son prochain ».
Ne vous y fiez pourtant pas si, pour votre plus grand bonheur, vous demeurez dans nos régions septentrionales. Une maman qui, à la sortie de l'école, confierait à la cantonade qu'elle « n'a que des ruses avec son petit dernier » n'entend probablement pas dire par là qu'elle ourdit avec lui des machinations afin de rouler leur entourage dans la farine : elle insinue seulement qu'elle en bave des ronds de chapeau, parce que l'intéressé — faites des gosses ! — lui donne du fil à retordre et lui en fait voir de toutes les couleurs… (Alors que l'aîné, non.)
Quiconque ne flaire pas en l'espèce le régionalisme aura quelque peine à comprendre où ladite mère veut en venir. Ces ruses-là (toujours au pluriel, soit dit en passant) ne renvoient, ni plus ni moins, qu'à des « difficultés », des « problèmes » à n'en pas finir.
C'est cette fois le Dictionnaire des belgicismes de Michel Francard qui nous met au parfum : que les difficultés en question soient causées par un objet ou par une personne, elles remontent dans un cas comme dans l'autre au flamand ruze, dont le néerlandais standard aurait conservé le souvenir avec ruzie.
Il se trouvera sans doute des esprits cartésiens pour plaider là une forme de logique (bien) cachée : ce qui occasionne difficultés et problèmes contraint souvent, pour les surmonter et les résoudre, à se montrer ingénieux. Voire condamne à imaginer toutes sortes de détours et d'expédients qui permettront de contourner l'obstacle. L'extension de sens s'est faite ici de la cause à la conséquence, du mal au remède. Une fois de plus, au fond, la métonymie n'est pas si loin...
Cela n'empêche pas, selon Michel Francard toujours, que ce tour, en France comme en Wallonie, ait perdu beaucoup de sa vitalité. Pour l'entendre encore, mieux vaut sans doute fréquenter les ménagères de plus de… soixante ans ! N'en déduisez pas pour autant que, pour surprendre cette tournure sur des lèvres d'aujourd'hui, vous risquez vous aussi d'avoir des ruses : époque oblige, ce sont précisément celles qui ont pris le relais de leurs filles à la sortie de l'école.