Hier on prétendait changer la vie,
aujourd'hui on change... de logiciel !
« Nous avons beau clamer à la face du monde que nous n'en sommes pas, en machines nous rêvons inconsciemment de nous réincarner si l'on en juge par l'actuelle propension de notre langage à singer leur fonctionnement. »
Ainsi entamions-nous naguère une de nos chroniques, pour stigmatiser la tendance d'alors à nous décrire... « en mode » : en mode pause à l'occasion des vacances, en mode consensus à l'approche du second tour d'une élection présidentielle, en mode commando quand il s'agit de faire oublier au match retour la piquette enregistrée à l'aller...
Que dire maintenant de l'expression changer de logiciel, laquelle est dans la bouche de tous ceux qui, c'est bien le moins à quelques mois d'une consultation majeure, entendent « renverser la table », sinon en actes, du moins en paroles ? D'une extrémité à l'autre de l'échiquier politique, en passant par un pouvoir toujours prompt à promettre — croix de bois, croix de fer — qu'on va voir ce que l'on n'a pas vu pendant cinq ans, il n'est question que de ça.
Gageons qu'il s'en trouvera pour regretter le bon vieux temps où — excusez du peu ! — on rêvait carrément de « changer la vie ». C'était irréaliste, bien sûr, et la suite s'est à chaque fois chargée de le démontrer, mais ce côté délibérément utopique et presque naïf constituait le meilleur des garde-fous : on n'y croyait pas suffisamment pour, au bout du compte, se montrer franchement déçu ! Aujourd'hui, en revanche, le logiciel est devenu chose tellement triviale que le bonheur paraît être à portée de clic. La claque qui suit promet de n'en être que plus douloureuse.
On nous objectera qu'il s'agit là d'une expression figurée, qu'il sied de prendre avec un minimum de recul. Là où le bât blesse, c'est que, dans une société qui nous répète chaque jour que le moindre de nos mots nous révèle, nous dévoile, nous trahit même, ce recul n'est plus guère possible. Partant, ne conviendrait-il pas de s'inquiéter, au moins autant que d'autres choses, de cette colonisation du langage, domaine humain s'il en fut jamais, par la machine ? Ce bon Ionesco aurait probablement, de nos jours, à agiter d'autres épouvantails que son malheureux rhinocéros. Quant à l'union sacrée qu'Aragon se plaisait à célébrer dans l'esprit de la Résistance, ne se bornerait-elle pas désormais à rapprocher « celui qui croyait au logiciel » et « celui qui n'y croyait pas » ?