Chez les forçats de la route
comme dans notre langue,
ça... crève énormément !

< dimanche 10 avril 2016 >
Chronique

On connaît déjà la vedette du jour, une fois que le bitume aura cédé la place à « l'enfer du Nord » : la sournoise crevaison ! Mais le verbe crever n'a pas attendu Paris-Roubaix pour tenir le haut du pavé au sein de notre lexique...

Il s'y est en réalité installé dès le Xe siècle, dans le sillage du latin crepare, lequel — première surprise — faisait surtout dans... le tapage ! On en usait d'abord pour ce qui éclatait bruyamment, à l'instar du bois quand il se fendille ou des portes quand elles claquent. Rien d'étonnant, au demeurant, de la part d'un vocable commençant par le groupe « cr », au même titre que cri, criquet et crécelle ! Très vite, pourtant, cette dimension sonore sera abandonnée au double fréquentatif crepitare (qui, en français, donnera crépiter), le verbe crever ne conservant de son côté que les acceptions de « s'ouvrir » et de « mourir ».

Cette dernière, et c'est la seconde surprise, attendra néanmoins longtemps (quelque six cents ans) avant de se teinter de la nuance péjorative, pour ne pas dire agressive, qu'on lui connaît aujourd'hui : si la mort que décrivait le verbe crever était certes violente, l'utilisation de ce dernier, fût-ce pour un être humain, n'était en rien considérée comme familière. Si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française, le poète lui-même — c'est dire ! — ne répugnait pas à s'en servir pour décrire une aube qui poignait...

Ce qui n'aura échappé à personne en revanche, tout simplement parce que cela... crève les yeux, c'est le fabuleux destin de cette souche protéiforme, son étonnante capacité, au besoin grâce à l'adjonction de suffixes divers, à se réincarner dans tous les azimuts.

De fait, pour nous en tenir au seul... cadre qui est aujourd'hui le nôtre, à savoir celui du vélo, le coureur qui n'a en tête que le ravitaillement sera vu comme un crevard, cet autre qui suce outrageusement la roue de son adversaire pour mieux le « déposer » lors de l'emballage final comme une crevure. Et quel crève-cœur, pour l'infortuné qui rêvait de crever l'écran, si la victoire se dérobe à cause d'une crève contractée dans nos Hauts-de-France, d'une crevasse mal placée, voire d'une fringale qui l'aura vu crever la dalle... Bien la peine de se crever par cette chaleur du même nom !

« Crevant, non ? » aurait probablement, et sans se dégonfler le moins du monde, risqué ce bon Desproges...