Le « malotru » : un pauvre diable,
plus à plaindre qu'à blâmer ?

< dimanche 10 mai 2015 >
Chronique

Dans Le Bureau des légendes, la dernière série à suspense de Canal Plus, « Malotru » est le nom de code d'un agent de la DGSE, qu'incarne avec une réelle épaisseur Mathieu Kassowitz. Mais qu'en est-il... dans le civil ?

Pour jouir du charme discret des vieilles choses, malotru, chacun le sait, n'en relève pas moins de l'insulte. Le mot se lance à la face d'un individu fruste, grossier, ignorant tout des usages et des bonnes mœurs. Le catalogue que dresse Robert de ses synonymes familiers est, à cet égard, édifiant : gougnafier (avouerons-nous une tendresse particulière pour celui-là ?), goujat, malappris, mufle, rustre... N'en jetez plus, la cour des Miracles est pleine ! Personne ne s'étonnera, en tout cas, que l'intéressé figure en bonne place parmi les jurons préférés du capitaine Haddock, quand il attirerait moins le regard que bachi-bouzouk ou anthropopithèque...

L'étymologiste, cela dit, ne s'arrêtera pas à ces apparences. Il voudra savoir ce qui se cache derrière tant d'opprobre. Et il découvrira, mi-interloqué, mi-amusé, que le malheureux était, à l'origine, plus à plaindre qu'à blâmer. Bien qu'ils se répandent en conjectures sur la transformation inhabituelle d'un « a » en « o », beaucoup font remonter le mot au latin populaire male astrucus, lequel signifiait « né sous une mauvaise étoile » (astrum). Quelques-uns, toutefois, préfèrent se réclamer de la locution male...  instructus. Les conforterait dans leur opinion ce passage d'une satire de Mathurin  Régnier : « C'est vous, malautru, qui faites le savant ?... » Mais, qu'il s'agisse d'ignorance ou de disgrâce physique, ledit malotru, à ses débuts, faisait figure de défavorisé. Ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle qu'on en a fait un personnage en délicatesse avec la bienséance...

Au demeurant, une telle évolution sémantique n'est pas rare. Comment oublier, par exemple, que le misérable a d'abord été celui qui vivait dans la misère et dont la condition appelait la compassion ? Cela ne l'a pas empêché, au cours des siècles, de devenir peu à peu celui dont la conduite suscitait mépris et indignation... Fantine et les Thénardier, même combat !

C'est que, de la pitié à la condescendance, il n'y a bien souvent qu'un pas, que la langue franchit avec autant de promptitude que l'homme. Rien que de très normal, en même temps : celle-là n'est-elle pas le fidèle miroir de celui-ci ?