Attentat contre Charlie:
les grandes orgues de la « barbarie »

< dimanche 11 janvier 2015 >
Chronique

Est-il terme plus juste que barbarie pour traduire ce qui s'est passé dans les locaux de Charlie Hebdo ? A priori, non. L'étymologie incitera cependant à la prudence quiconque entend ne pas tomber dans le piège de l'amalgame.

Le « barbare », aujourd'hui — et c'est évidemment dans ce sens que le mot a été employé ces derniers jours —, c'est celui qui, par sa cruauté et sa sauvagerie, s'exclut délibérément de la civilisation, ce supplément d'âme que Jean Rostand définissait de cette jolie formule : « Tout ce que l'homme a ajouté à l'Homme. »

Il s'en faut pourtant que, par le passé, se soit toujours imposée cette connotation d'universalité. Longtemps, on a été le barbare de quelqu'un. C'est qu'en grec barbaros signifiait « étranger » et désignait — en toute modestie, il va sans dire — ce qui... n'était pas grec ! Ne parlait pas grec, surtout, car la plupart des spécialistes s'accordent à supposer que le mot a été formé sur une onomatopée, évocatrice du bredouillement : le « barbare » fut d'abord celui que l'on ne comprenait pas, parce qu'il ne parlait pas bien la langue ou en parlait une autre. Notre lexique n'est pas le dernier à s'en souvenir : n'appelle-t-on pas encore barbarisme toute forme inconnue dans la langue ?

Les Romains ne feront pas beaucoup mieux, leur barbarus s'étant appliqué à tout ce qui échappait à leur imperium, autrement dit à leur autorité : on ne saurait prétendre avec plus de tranquille assurance que le « barbare », c'est l'autre, celui qui ne nous ressemble pas ! Un terme, on le voit, qui fleurait déjà bon l'ostracisme, mais sur des critères infiniment plus subjectifs qu'aujourd'hui...

Voilà qui, en ces temps où les plus sages appellent à l'union plutôt qu'à la division, doit nous inciter à la circonspection. Il n'est pas sûr, d'abord, que les tueurs de mercredi se sentent diminués quand on les traite de barbares : ils seraient bien plutôt flattés qu'on les mît au ban d'une civilisation dont ils vomissent visiblement les valeurs ! Ensuite, il siérait que nous évoluions, comme a si bien su le faire la langue : de simple étranger qu'il était à l'origine, avec tout ce que cela sous-entend de xénophobie et d'égocentrisme, le « barbare » est peu à peu devenu étranger à l'humanité entière. Il ne nous reste plus qu'à démontrer, pour pouvoir « être Charlie » ailleurs que sur un écriteau, que celle-ci constitue décidément autre chose qu'une formule...