Et si la « théorie du genre »
valait aussi pour notre langue ?

< dimanche 9 février 2014 >
Chronique

Masculinité et féminité ressortiraient donc moins au biologique qu'au social et à l'économique ! Voilà une thèse qui, depuis quelque quinze jours, aura fait couler beaucoup d'encre et suscité maintes réactions passionnées. Mais qu'en est-il sur notre terrain de prédilection, celui des mots ?

Force est de reconnaître que, pour ces derniers, une théorie du genre ne serait pas du luxe... Entendez par là quelque chose qui nous aidât — qui aidât tous ceux qui ont à apprendre notre langue, surtout ! — à ne pas mélanger torchons mâles et serviettes femelles. Tâche quasi insurmontable, on l'imagine, pour des Anglo-Saxons au lexique largement asexué. Mais même pour nous, Français, le tri n'a rien d'une sinécure : n'éprouvons-nous pas les pires difficultés à nous rappeler que l'anagramme est moins amusant qu'amusante, l'amiante plus nocif que nocive, l'hymne tantôt national, tantôt religieuse ?

Combien de fois ne nous sommes-nous pas vus contraints, pour retenir que moustiquaire était du féminin, de nous répéter qu'il était vain de se prémunir contre les mâles, lesquels ne piquent jamais ? Pour nous souvenir que camée était du masculin, de le baptiser Léon ? Quant à cet obélisque au pyramidion duquel on n'est que trop prompt à accrocher des couettes, nous résoudrons-nous jamais à avouer que, pour les besoins de la cause, il nous est arrivé d'en faire, en notre for intérieur, un symbole phallique ?

C'est que le sexe d'un nom inanimé relève de l'arbitraire le plus pur. Il dépend, nous dit Grevisse, des origines dudit nom (mais cette concession à l'étymologie ne fait que nous renvoyer à un arbitraire antérieur) et des influences que celui-ci a subies par la suite. La preuve en est qu'il peut changer d'une époque à l'autre : la Franche-Comté est là pour témoigner que comté — à l'instar de vicomté qui, lui, l'est resté — a été autrefois du féminin ; le Gros-Horloge de Rouen qu'horloge a appartenu, de son côté, au genre masculin. Mais aussi d'un pays à l'autre : chez nous, on le sait depuis Charles Trenet, le soleil a rendez-vous avec la lune alors que, sur l'autre rive du Rhin, le premier est du féminin (die Sonne), la seconde du masculin (der Mond) ! Ou encore du singulier au pluriel : on peut faire l'acquisition d'un orgue portatif dans le secret espoir de tenir, un jour, les grandes orgues de Notre-Dame...

Et que dire de gens, qui, pour sa part, et sans vergogne aucune, a toujours joué les transsexuels, quelquefois même au sein d'une seule et même phrase : qui ne s'est un jour étonné d'avoir affaire à de vieilles gens très instruits ? C'est que le drôle s'est retrouvé écartelé entre son lointain passé (gens, gentis était en latin un mot féminin) et la règle, bien de chez nous celle-là, du masculin qui l'emporte dès lors que l'on est plus d'un fou...

Ce qui scandalise quand il est question d'humains laisse donc de marbre au royaume des mots : il n'est que trop clair que, chez ceux-ci, le culturel l'emporte haut la main sur le naturel, l'acquis sur l'inné ! Au point, parfois, que le commun entreprend de repeindre leur façade aux couleurs de sa propre logique : difficile d'admettre, vous en conviendrez, qu'astérisque ne soit pas du même genre qu'étoile ; qu'esbroufe soit du féminin tant il est évident qu'en la matière l'homme ne craint personne ; que nos soldes soient officiellement « exceptionnels », quand on ne peut que rester confondu devant la dextérité de ces dames à remuer les cintres et fouiller les bacs...

On n'en dira pourtant pas plus, de crainte que l'on ne nous accuse de donner à notre tour dans les stéréotypes !