Autopsie d'une confusion :
« À moi, compte, deux mots ! »
La vitesse avec laquelle une expression se répand dans notre langue est souvent, hélas, inversement proportionnelle à sa pertinence. Témoin le tour « c'est sans compter sur... » qui, pour faire actuellement florès dans les médias, n'en apparaîtra pas moins impropre à quiconque daignera s'y arrêter quelques instants.
C'est que, s'ils ne mouraient pas tous, tous étaient frappés ! Le Monde : « Mais c'est sans compter sur le stock de dettes accumulées depuis des années. » Le Figaro : « Le set était plié mais c'était sans compter sur le fighting spirit de l'Écossais. » Le Parisien : « C’était sans compter sur le Conseil d’État qui (...) avait enjoint le (sic) ministère d’élargir la liste des produits autorisés. » Libération : « C'était hélas sans compter sur la sagacité des employés de l'aéroport. » L'Express : « Mais c'était sans compter sur les consignes que François Hollande a fait passer aux ministres. » Le Point, tout récemment, à propos de la bourde présidentielle d'Oradour-sur-Glane : « C'était sans compter sur les deux livres d'or du village martyr... » Et même — horresco referens ! — notre bonne vieille Voix du Nord : « C'était sans compter sur la rigueur administrative et les normes de sécurité, qui l'obligent à repousser l'ouverture. » Encore ne sont-ce là que quelques exemples glanés au hasard parmi ceux que, pour l'occasion, nous offre une Toile intarissable.
En l'espèce, il suffirait souvent de se rappeler le sens de la locution compter sur (« faire confiance à quelqu'un », « mettre son espoir en quelque chose ») pour mesurer le caractère approximatif des phrases qui précèdent. A-t-on jamais attendu quoi que ce soit de positif de la « rigueur administrative » ? Et que penser d'une phrase comme celle-ci, que seul pourrait justifier le machiavélisme improbable de son auteur : « J'étais en passe de m'en sortir, mais c'était sans compter sur la disparition brutale de ma femme » ?
On l'aura compris, tout le mal vient en l'occurrence d'une confusion entre compter sur et compter avec ou sans (« tenir, ne pas tenir compte de »). Pour que le cri du cœur susdit retrouvât un semblant de sens, mieux eût valu écrire « c'était compter sans la disparition brutale de ma femme » !
L'Académie française, qui sait quand il le faut se métamorphoser en... Cour des comptes, nous a, en temps voulu, dûment alertés sur ce point. « Souvent, explique-t-elle par la bouche autorisée de la romancière Danièle Sallenave, au lieu de "compter sans", on trouve "sans compter". (...) Plus d’une fois en effet, dans la presse écrite ou parlée, on trouvera : "C’était sans compter sur les cavaliers ennemis", ce qui, en bonne logique, devrait vouloir dire "ne pas avoir confiance en eux", "ne rien espérer d’eux", alors qu’on souhaitait sans doute dire : "avoir oublié la cavalerie d’en face" !… »
Las ! ce ne serait pas la première fois qu'une mise en garde de l'Académie ne compte ni plus ni moins que pour du beurre... Loin de se borner à décrire le mal, Danièle Sallenave, en bonne pédagogue, nous fournit pourtant le remède : puisque ce sont là des « tournures anciennes que de récents usages ont faussées », il faudrait « lire et faire lire des textes plus anciens, de ceux qu'on dit classiques, pour y trouver des exemples et les garder en mémoire, à titre préventif, ou correctif... »
Pourquoi faut-il qu'à ces conseils qui relèvent du simple bon sens notre insolente époque ne réponde que trop souvent par un : « Compte... là-dessus, et bois de l'eau fraîche » ?