« Espace dédié », « lieu dédié » :
des tours de plus en plus... consacrés !

< dimanche 13 janvier 2013 >
Chronique

L'emprise sur nos discours peut paraître plus larvée qu'hier celle de l'« opportunité », de l'adjectif « improbable », ou encore du tonitruant « Pas de souci ! ». Il n'en reste pas moins — crénom dédié ! — que l'intéressé peut disputer au sinistre « impacter » le titre du tic de langage de ces dernières années...

Un exemple récent, rien qu'un ? L'autre lundi, au journal de vingt heures de TF1, à la faveur d'un reportage (plutôt pessimiste) sur la fréquentation des librairies, le téléspectateur a pu entendre cette phrase : « Une nuance pourtant  : le beau livre reste toujours le cadeau classique de fin d'année, que l'on aime acheter dans un lieu dédié. »

Dédié à qui ? À quoi ? On ne sait. On croit comprendre que l'on veut parler d'un lieu réservé audit livre ; qui lui est entièrement consacré, dévolu ; bref, où l'on ne vend rien d'autre. Plein d'espoir, on se précipite alors, histoire de se voir confirmer l'hypothèse, sur son dictionnaire usuel le plus proche. Mais, qu'il ait nom Larousse ou Robert, on ne trouve guère en rayon que du matériel informatique ou électronique : des « touches », des « serveurs », des « satellites dédiés », autrement dit « réservés à un usage ou à un ensemble de tâches spécifiques ». On est assez loin du compte ! Quant à l'entrée dédier, elle nous confirme ce que l'on sait depuis toujours : que l'on use de ce verbe, au sens premier et religieux, pour placer une église sous l'invocation d'un saint ; ou, de façon plus profane et au figuré, pour mettre une œuvre sous le patronage de quelqu'un. Pas de quoi se rassurer davantage. Certes, Robert autorise bien quelques extensions de sens : on peut « dédier une pensée à quelqu'un » (la lui adresser), ainsi que « ses efforts à l'intérêt public » (les lui offrir). Rien de commun, pourtant, avec cette déferlante que nous devons actuellement à l'informatique et à son bras armé, la langue anglaise.

Car, depuis quelque temps, et sous l'influence de dedicated, grande est la tendance à accommoder notre dédier à toutes les sauces, y compris les plus indigestes. On dédie maintenant « des fonds à un projet », non content de les lui « consacrer » ; « sa vie à une noble cause », au lieu de la lui « vouer » ; « un service à une clientèle particulière », faute de le lui « réserver » ; « un magazine aux adolescents », que l'on aurait fort bien pu se borner à leur « destiner ». Mais le comble est atteint quand, on l'a vu plus haut, le participe passé dudit verbe est utilisé comme adjectif — et sans complément d'aucune sorte — au sens de « spécialisé », voire à celui de « sérieux, compétent ». Le phénomène, à notre connaissance, n'a pas encore traversé l'Atlantique, mais nos cousins du Québec, géographiquement plus exposés que nous ne le sommes à la contagion de l'anglo-américain, ne savent que trop, eux, ce qu'est un « personnel dédié » : il s'agit là d'employés consciencieux, qui se dévouent corps et âmes à leur travail !

Le très sérieux Office québécois de la langue française a d'ailleurs, là-bas, tiré la sonnette d'alarme afin de lutter contre ce type d'« anglicisme sémantique », le plus sournois de tous puisqu'il consiste à noyauter, à corrompre nos vocables de l'intérieur pour donner à ceux qui s'en servent une tournure de pensée anglaise.

Nous voudrions, à bon droit cette fois, dédier cet article à tous ceux qui ne se résolvent pas encore, en ce début d'année, à jeter la langue française avec l'eau du lavatory. Et leur présenter, puisque la saison s'y prête, nos vœux les meilleurs, de patience et de courage surtout. Ils risquent, tout comme nous, d'en avoir besoin !