Nouvelle orthographe :
le mieux, ennemi du bien !
S'il fallait une preuve, et une seule, des bienfaits que la nouvelle orthographe a fait pleuvoir sur notre langue jusqu'alors sinistrée, il suffirait d'évoquer ces « pare-chocs » qui ne constituent que trop souvent — entendez chaque fois que Bison oublie d'être futé — l'horizon premier de nos vacances estivales.
Voilà un nom qui, naguère, nous voulons dire en ces temps d'obscurantisme qui précédèrent les « Rectifications » de 1990, n'avait en tout et pour tout qu'une orthographe, celle que vous venez de lire. La confiance en l'humain était telle, à cette époque, qu'on le supposait à même de comprendre que ce sympathique accessoire était à lui seul, donc dès le singulier, fondé à nous garantir contre... plus d'un choc. Et comme, au pluriel, il ne pouvait être question d'ajouter un « s » à celui qui existait déjà, pas plus que d'en gratifier, évidemment, un verbe comme parer, le mot était invariable.
Heureusement la réforme vint, précédée de fracassantes déclarations sur l'absolue nécessité de simplifier la langue en général, et l'orthographe des noms composés en particulier. Plutôt que de s'en remettre — confiance ô combien aléatoire — à l'intelligence du scripteur, on décida que les « gratte-ciels » gratteraient désormais plusieurs ciels et que le « tire-fesse » n'en tirerait plus qu'une à la fois. Autrement dit, qu'il y aurait toujours un « s » au pluriel, et qu'il n'y en aurait jamais au singulier. Mieux : on prescrivit à l'occasion la soudure, en se disant qu'un « millepatte », le premier moment de surprise passé, serait toujours moins repoussant qu'un « mille-patte ».
Mais revenons à nos pare-chocs. Robert fut, comme souvent, le premier à voler au secours de la victoire : son prosélytisme le poussa même à opter pour ladite soudure et à recommander « un parechoc », « des parechocs ». Quant à Larousse, par nature plus prudent, il se fit longtemps tirer l'oreille avant de se rallier, du bout des lèvres, dans sa toute dernière édition, à la proposition des réformateurs : « un pare-choc », « des pare-chocs ». À titre de variante, bien entendu, car, là comme ici, nos lexicographes se gardent bien d'imposer quoi que ce soit, la graphie traditionnelle restant licite.
Comment, aujourd'hui, ne pas s'émerveiller devant le résultat ? Là où nous avions, répétons-le, une forme unique pour le singulier et le pluriel (pare-chocs), nous en avons désormais trois au singulier (pare-choc, pare-chocs, parechoc) et deux au pluriel (pare-chocs, parechocs). Si, dans l'esprit de nos réformateurs, simplifier voulait dire multiplier les graphies jusqu'à plus soif, afin que, quoi que l'on écrivît, on fût assuré de tomber juste, c'est une réussite qui, il nous faut sportivement le reconnaître, dépasse les espérances les plus folles.
Évidemment, il se trouvera des esprits chagrins — il en est toujours — pour insinuer que trop d'orthographes tue l'orthographe ; que les « Rectifications », loin de mettre fin à la cacophonie des dictionnaires, l'ont au contraire renforcée ; et qu'au bout du compte il valait peut-être mieux une norme, apparût-elle quelquefois arbitraire, que pas de norme du tout. Mais a-t-on jamais vu une utopie, cette machine à imaginer la perfection, déboucher sur autre chose que sur de l'invivable ? À trop vouloir que tout soit pour le mieux dans la meilleure des langues possibles, ne se condamne-t-on pas, après Pangloss, à un irrémédiable échec ?
Que les réformateurs se soient souvent montrés de fins diagnosticiens, il ne se trouvera pas grand monde pour en disconvenir. Malheureusement pour notre langue, il ne s'écoule plus un jour sans qu'en contrepartie l'on mesure combien ils se seront révélés de piètres thérapeutes.