Ce n'est pas Giscard
qui a inventé le monopole du cœur !

< dimanche 11 mai 2008 >
Chronique

C'est le débat qui, actuellement, embrase les préaux : faut-il, pour sortir notre enseignement de l'impasse où l'ont conduit nos stratèges des sciences de l'éducation, revenir au « par cœur » ? Oui, s'enthousiasment les nostalgiques du Bled et de la plume sergent-major. Que nenni, s'étrangle le clan des modernistes, pour qui mémoire ne saurait rimer qu'avec purgatoire.

Quand nous aurions notre idée là-dessus — et le lecteur sait depuis belle lurette quelle elle est —, gardons-nous, entre arbre et écorce, de mettre le doigt. Il suffit à notre bonheur d'éclairer la lanterne de ceux qui, un tant soit peu soucieux des mots qu'ils prononcent, s'étonnent à bon droit de l'incongruité de la formule. Apprendre « par cœur » ? Mais que diable vient faire le cœur dans cette galère ?

À vrai dire, la locution ne retrouve un semblant de sens que si on l'envoie se faire voir chez les Grecs. Ceux d'hier, s'entend. Leurs connaissances en anatomie souffrant, on ne leur en voudra pas, de menues imprécisions, le cœur — organe considéré, à juste titre, comme vital — se voyait investi, dans l'Antiquité, des missions les plus diverses et les plus fantaisistes. C'est ainsi que ne lui était pas même marchandée une tâche digestive, au point qu'on l'assimilait à l'estomac ! De cette méprise, d'ailleurs, la langue porte encore les stigmates. « Avoir mal au cœur » ne signifie pas toujours, Dieu merci, que couve l'infarctus : neuf fois sur dix, il n'est question que de banales nausées, lesquelles s'achèveront, dans le pire des cas, par un vomissement salvateur. Délit tout aussi flagrant de confusion, quand on ne s'en aviserait plus guère, avec le haut-le-cœur : il y a gros à parier qu'il y a là erreur sur le viscère ! N'est-ce pas, en toute logique, l'estomac que l'on devrait avoir « au bord des lèvres », bien plutôt que le cœur ? Et n'est-il pas surprenant que, dans nos propos d'aujourd'hui, celui-ci dispute encore à celui-là le privilège d'être « barbouillé » ?

Mais force est de reconnaître, l'intéressé dût-il en rougir jusqu'aux oreillettes, que les prérogatives du cœur ne se bornaient pas, tant s'en faut, à ces basses besognes alimentaires. On sait que les attributions plus nobles ne lui firent jamais défaut puisque, siège patenté de l'affectivité, il était censé fabriquer, entre deux systoles, des sentiments aussi altiers que l'honneur (c'est au cœur de son fils Rodrigue que s'adresse le vieux Don Diègue quand, dans Le Cid, son sang crie vengeance) ; le courage (loin de se laisser émouvoir par ce qui ressemble pourtant, quand on y pense, à une descente d'organe en règle, quel patron ne se féliciterait que son personnel eût « du cœur au ventre » ?) ; la générosité (ne dira-t-on pas, pour peu que la chose existe, d'un contribuable qui remplit sa déclaration de revenus d'un cœur léger qu'il l'a — le cœur, pas la déclaration — « sur la main » ?)

Comment s'étonner dans ces conditions que ce cœur qui, tel un cancer, dans l'anatomie ancienne avait tout envahi ait dépêché ses métastases jusque dans le cerveau ? Qu'il soit devenu de surcroît le terrain d'élection de la raison et de la mémoire ? Sans oublier l'imagination, comme l'atteste l'argotique « dîner par cœur », que, pour danser souvent devant le buffet, connaissait mieux que personne la Gervaise de Zola ! Franchement, on s'étonne qu'un cœur aussi sollicité que celui-là n'ait pas encore lâché...