L'ère du « politiquement correct »

Génération euphémisme

< mardi 12 mars 1996 >
Chronique

Dans un texte où l'humour le dispute à la nostalgie, et qu'elle intitule « Des mots que l'on n'ose plus dire », une lectrice de Dunkerque verse une larme sur le sort des nourrices, des concierges et des femmes de ménage qui peuplaient son enfance. N'ont-elles pas, c'est vrai, disparu sans laisser d'adresse, abandonnant qui le sein, qui la serpillière et le balai aux assistantes maternelles, aux gardiennes d'immeubles et aux techniciennes de surface d'aujourd'hui ? Au demeurant, elles ne sont pas les seules : effet ou non des progrès de la médecine, on ne compte plus guère d'aveugles, de sourds ni d'obèses, tout au plus des non-voyants, des malentendants ou des sujets accusant une surcharge pondérale. Volatilisés les clochards, place aux sans domicile fixe ! Rayés de la carte, les pays sous-développés, puisque les voilà en voie de développement ! Décomplexés, les nains, promus personnes à la verticalité contrariée !

S'il veut vraiment renflouer l'État, Alain Juppé serait bien inspiré de créer un impôt sur l'euphémisme : celui-ci, qui consiste à user d'une expression atténuée pour éviter de choquer, se porte comme un charme... Reste à savoir si ces pudeurs d'expression, certes louables dans leur principe, contribueront à résoudre, si peu que ce soit, le problème des intéressés. Et s'il ne faut pas voir là, bien plutôt, la marque d'une formidable hypocrisie : ne s'en prendrait-on pas aux mots pour ne pas avoir à s'attaquer aux choses ? Il est plus aisé, convenons-en, de faire de l'instituteur un professeur d'école que de revaloriser une profession...

Notre lectrice, dans sa conclusion, en appelle à La Bruyère, grand pourfendeur devant l'Éternel de « ces grands mots qui ne signifient rien ». On pouvait aussi invoquer Marthe Robert, laquelle se demandait, narquoise, il y a quelque vingt ans, s'il nous faudrait bientôt débaptiser l'hôtel des Invalides...