Aux bonnes adresses du participe passé
Échange de vu(e)(s)
Quand nous vous disions qu'il y avait de la contestation dans l'air... Notre article du 16 était à peine publié que des voix angoissées s'élevaient de toutes parts : convenait-il vraiment d'écrire que « notre consœur Michèle Balembois s'était vu priver d'une victoire méritée » ? N'eût-il pas été plus indiqué de recourir à « s'était vue privée » ? Rétablissons d'emblée la paix dans les chaumières : les deux versions sont de bon aloi.
Le choix des armes
C'est que, nous rappelle le Grevisse, « se voir », auxiliaire du passif, se construit avec le participe passé ou avec l'infinitif. Certes, cette dernière construction a pour principale raison d'être la nécessité, dans laquelle on se trouve parfois, de maintenir un complément d'objet direct : « Ils se sont vu interdire l'entrée du stade. » Mais le recours à l'infinitif ne se limite pas à ce cas de figure et, dans la pratique, les deux écoles ont leurs adeptes : on rencontrera indifféremment « Ils se sont vu condamner à dix ans de réclusion » (A. Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française) et « ils se sont vus condamnés ». Indifféremment ? Pas tout à fait. Il nous semble, quant à nous, que la première version, celle qui use de l'infinitif, met davantage l'accent sur l'action, au moment précis où elle se déroule ; la seconde sur le résultat de celle-ci. Mais c'est là une interprétation dont nous finirions par nous demander si elle ne nous est pas personnelle, tant les ouvrages spécialisés demeurent discrets sur le sujet ! Reconnaissons du reste que le distinguo est des plus subtils et qu'il ne saurait remettre en cause la tolérance que nous venons d'évoquer. Lors de la finale des premiers Dicos d'or c'est, nous semble-t-il, de façon arbitraire que l'on a imposé le participe passé dans la phrase : « Combien de Sieyès, de Clemenceau, de Mendès France, se sont sentis exaltés, exhaussés, par le flux oratoire ! » L'infinitif était lui aussi recevable, et il eût fallu d'autres explications que celles, alambiquées, d'un jury pris à son propre piège pour nous convaincre du contraire...
Accord ? Pas d'accord ?
Reste à trancher un délicat problème d'accord. Il n'aura certes pas échappé à nos lecteurs que le choix de l'infinitif entraîne, dans le cas qui nous occupe, l'invariabilité du participe. Faut-il rappeler ici que, immédiatement suivi d'un infinitif, le participe passé d'un verbe pronominal ne s'accorde que quand le sujet de ce dernier fait l'action exprimée par l'infinitif : « L'espace de quelques instants, elle s'est vue mourir. » (C'est bien elle qui risque de mourir.) En revanche, ledit participe ne varie pas, notre exemple initial en témoigne, quand le sujet du verbe pronominal subit l'action exprimée par l'infinitif : « Les joueurs se sont vu reprocher leur attitude. » (Cette fois, ce ne sont pas les joueurs qui formulent les reproches, ils les essuient bien plutôt !) Différence majeure, même si, aux yeux de l'usager pressé, de tels raffinements confinent aux arguties. Faut-il pourtant se plaindre que notre syntaxe soit respectueuse de la nuance ? À notre sens, c'est à tort que le Conseil supérieur de la langue française a recommandé, par le biais des trop fameuses « rectifications » de 1990, d'écrire « Elle s'est laissé mourir », en faisant fi de la règle énoncée ci-dessus. À force de simplifier, en effet, n'en vient-on pas, la plupart du temps, à trahir ?
Au royaume des aveugles...
Un ultime conseil concernant cette tournure « se voir » : mieux vaut, afin d'éviter les foudres des puristes, la réserver à l'usage exclusif des êtres vivants. Les choses, en toute logique, étant dépourvues d'yeux, des phrases telles que « Le plan de la direction s'est vu critiquer (critiqué) par les syndicats » sont, pour le moins, sujettes à caution !