Quand Trenet honorait la grammaire
Après que le poète a disparu...
Gageons que, si orthodoxe qu'il soit sur le plan grammatical, ce titre aura fait sursauter plus d'un lecteur ! C'est que grande, pour ne pas dire impérieuse, est la tendance actuelle à faire suivre la locution conjonctive après que du subjonctif. Charles Trenet ne s'y était, lui, pas trompé en écrivant bien, dans ce qui restera probablement l'une de ses chansons les plus mythiques : « Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu »... et non pas aient ! Au reste, il n'y a là rien que de très normal. Le subjonctif, faut-il vraiment le rappeler, est le mode de la subjectivité : pour reprendre la belle formule du regretté Joseph Hanse, il se prête à « l'énoncé de ce qu'on se refuse ou hésite à placer sur le plan de la réalité ». On ne s'étonnera donc nullement qu'il ait toute sa place derrière avant que. « Avant que les poètes aient disparu » va de soi, tant il est vrai qu'au moment où l'on parle lesdits poètes sont encore là et que leur disparition n'est qu'envisagée... Rien de tel derrière après que, qui présente l'action comme réalisée, achevée : quand les refrains ont pris possession de la rue, il y a belle lurette que leurs auteurs ont quitté la scène. Il s'agit cette fois d'un fait avéré, ce qui suffit à imposer l'indicatif. Il ne viendrait à personne l'idée d'écrire « dès qu'ils aient disparu », « aussitôt qu'ils aient disparu » ! Pourquoi diable en irait-il autrement d'après que ? À la réflexion, cet engouement pour le subjonctif est d'autant plus paradoxal et irrationnel que les Français établissent d'ordinaire autour de ce mode, dont ils se méfient comme de la fièvre aphteuse, un cordon sanitaire strict. Il n'existe guère, à notre connaissance, qu'un autre cas où l'indicatif soit indûment remplacé par le subjonctif : la locution tout...que. Par analogie avec les tours concessifs quelque...que et si...que, « tout intelligent qu'il soit » se substitue de plus en plus fréquemment au classique « tout intelligent qu'il est ». Mais ce cas, qui n'effraie plus que les puristes, nous paraît moins pendable que le précédent, et la cause autrement facile à plaider. Le subjonctif derrière après que constitue, lui, nous espérons l'avoir montré, une insulte à la logique. Las ! longtemps après que les grammairiens auront disparu, il est à craindre que leurs mises en garde ne courent plus les rues...