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VI

Vents contraires

Illustration par Bernard Verquère
Neuf fois sur dix,
il y a eu confusion avec le régime
des amputés du cinquième.
Bernard Verquère

Le lendemain, 5 heures. La nuit s’est relativement bien passée pour votre malade. Mieux que pour vous, en tout cas, qui avez ajouté cette dernière à la liste, déjà longue, de vos nuits blanches. Il faut avouer que surveiller la respiration de l’opéré s’avère finalement bien moins efficace pour combattre l’insomnie que le recensement de la population ovine ! D’autre part, votre mari s’est, fort heureusement, remis à uriner. C’est moins heureux pour vous, condamnée que vous êtes à lui caler l’urinal entre les fesses et les fils, à le récupérer dans les mêmes conditions périlleuses et à le vider dans une cuvette de W.-C. qui, la chasse d’eau ne remplissant son office qu’à contrecœur, ne tarde pas à afficher complet. (Variante : collecter les urines de vingt-quatre heures à l’aide d’un récipient au col étroit, en vue d’analyses diverses dont les résultats ne vous seront jamais communiqués.) En principe, cette gymnastique entre dans les attributions de l’infirmière de garde, mais l’air pincé qu’elle arborera en répondant à votre premier appel suffira à vous faire comprendre que si vous accompagnez votre mari, ce n’est pas pour compter les fleurs de la tapisserie.

Dieu merci, les plaies se cicatrisent vite et votre époux entre non moins rapidement dans la période dite « de convalescence ». Au sens étymologique, le mot signifie que l’on recouvre la santé ; en fait, les choses sont un peu plus compliquées que cela...

D’abord parce que, contrairement à ce que vous aviez imaginé, le moral ne suit pas forcément la même courbe ascendante. Dans la plupart des cas, c’est même le phénomène inverse que l’on constate : votre mari, à mesure que le danger s’estompe et qu’il reprend goût à la vie, accepte avec une bonne volonté de plus en plus mesurée les mille et une tracasseries du régime hospitalier. Ensuite et surtout parce que le corps médical, cessant de voir en l’opéré de la chambre 217 un « cas intéressant », le néglige chaque jour un peu plus. Les infirmières ne se pointent plus que pour la forme, c’est-à-dire uniquement pour le sempiternel relevé de température. Le chirurgien(1), quant à lui, se contente de justifier ses honoraires en s’acquittant de sa visite quotidienne ; mais c’est en discutant football avec l’interne et sans plus attacher la moindre importance aux doléances de votre malade : le plus souvent, il lance de la porte un « Ça va ? »  aussi conventionnel que dépourvu d’utilité. En effet, et quelle que soit la réponse, ladite porte est déjà refermée.

Et pourtant non, ça ne va pas ! Ou plutôt... ça ne gaze pas. Car c’est bien là la hantise de tous les opérés de fraîche date : la réapparition des vents. On a coutume de répéter, d’un ton docte, que lorsque ces derniers se font entendre (parfois timidement, la plupart du temps avec moins de discrétion), c’est l’organisme tout entier qui se remet à fonctionner. Mais cela peut prendre plusieurs jours, sinon quelques semaines ; il faut voir, alors, les éléments sains de la famille se recroqueviller autour du lit du malade dans l’unique espoir d’entendre le vent tant attendu, seul susceptible de rafraîchir (!) l’atmosphère...

Quand celui-ci se fait désirer, c’est la dépression qui s’installe. On a beau assurer à votre époux, en guise de consolation, qu’il pète le feu, rien n’y fait : c’est un autre genre d’explosions qu’il appelle de ses vœux. Mais les plus savantes contorsions, les encouragements les plus fervents ne servent de rien : autant en emporte le vent !

Il convient alors de s’armer de patience, le problème étant le plus souvent d’ordre psychologique. Il suffirait, par exemple, de présenter au malade la note présumée de son séjour hospitalier pour que, la surprise et la rage aidant, l’organisme se débloquât sans coup férir. Malheureusement, cette thérapeutique n’est pas exempte d’effets secondaires et s’accompagne en général d’une forte poussée de fièvre, ce qui lui vaut d’être, à l’heure actuelle, encore assez peu employée.

Quoi qu’il en soit, dites-vous bien que la sortie des gaz ne signera pas automatiquement la vôtre. Nombreuses sont, en effet, les embûches et autres impairs qui continueront à se dresser sur le chemin du retour. La perfusion que l’on installe pour vingt-quatre heures et que l’on retire précipitamment une demi-heure plus tard, pour une raison que l’on ne juge pas opportun de vous communiquer. (Erreur sur la bouteille ? À coup sûr, non : de telles confusions ne peuvent se produire dans une clinique aussi cotée ; et le fait de voir la tension de votre mari grimper allègrement jusqu’à 23/16 dans la demi-journée qui suit n’a, bien entendu, rien à voir avec l’erreur précitée...) Le bocal — auquel le tuyau était relié — que l’on s’empresse de soustraire parce que l’on-ne-dispose-que-d’un-récipient-pour-tout-l’étage et qui, de toute façon, vous affirme-t-on avec autorité, ne servait plus à rien depuis quarante-huit heures(2). Le discret courant d’air qui, flirtant avec les stores vénitiens, s’infiltre finalement par la fenêtre et a tôt fait de substituer au dysfonctionnement de la vésicule une grippe carabinée. Les menus fantaisistes, enfin, toujours fréquents dans ce genre d’établissement et qui comptent parmi les bavures les plus dangereuses et les plus traîtresses ; si, par exemple, votre époux se voit proposer un crabe mayonnaise, du lapin et une mousse au chocolat en guise de dessert, n’hésitez pas à remuer ciel et terre : il y a sûrement erreur. Sonnez l’infirmière et demandez-lui s’il s’agit bien là d’un régime vésicule : neuf fois sur dix, il y a eu confusion avec celui des amputés du cinquième...

 

(1) Il s’agit naturellement d’un remplaçant (cf. chapitre I).

(2) Vous êtes ravie de l’apprendre, vous qui avez passé le plus clair — pardon, le plus sombre — de vos nuits à veiller à ce que votre mari ne secoue pas trop le tuyau en question !

 
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