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Nuits câlines

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici.
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci. »

Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal)

« Parmi les forces naturelles, il en est une,
de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste
en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme :
c’est la nuit. »

Louis Aragon (Le Paysan de Paris)

Illustration par Bernard Verquère
Le coup sec des reins que vous avez donné
s'est avéré fatal
pour la stabilité de votre grabat...
Bernard Verquère

À l’instar de la littérature et de la poésie, la sagesse populaire, lorsqu’elle s’est intéressée à la nuit, a presque toujours fait preuve d’une complaisance coupable. À l’en croire, elle est la grande inspiratrice de nos actes (« La nuit porte conseil »), un remède souverain aux affres du jeûne (« Qui dort dîne ») et peut même, à l’occasion, nous réserver d’heureuses surprises (« La fortune vient en dormant »)...

Face à ces affirmations d’un optimisme béat, une réserve s’impose : ceux qui se font l’écho de tels dictons n’ont, à coup sûr, jamais passé la moindre nuit dans une clinique. À seule fin de parfaire leur culture, voici comment les choses se déroulent.

Vers 9 h 30, l’infirmière de service, sous prétexte d’administrer à Monsieur un calmant, vient émarger au fessier de celui-ci. Lequel fessier refuse du monde depuis bien longtemps déjà. Seul avantage à ce postérieur au sein duquel la découverte d’une parcelle vierge relève de la gageure : une totale insensibilité. L’impact de l’aiguille ne fera pas plus d’effet à votre mari que le calmant lui-même.

Peut-être eût-il été plus judicieux de vous destiner la piqûre en question. Car vous n’avez pas sommeil. Quand il vous fallait affronter le bavardage des visiteurs, au cours de l’après-midi, vous éprouviez toutes les peines du monde à ne pas sombrer. Mais il semble que vous ayez, à présent, totalement récupéré. Un médecin vous expliquerait, avec force termes savants, que ce phénomène est dû à votre état spasmophile et, plus particulièrement, à une sécrétion anarchique d’hormones de l’écorce surrénale ; vous savez, quant à vous — et de façon moins prétentieuse —, que ce n’est pas le repas dont on vous a gratifiée il y a plus de trois heures qui risque de vous plonger dans la somnolence.

Il serait vain, toutefois, de nier le rôle du psychisme : s’il suffisait, en effet, de glisser les orteils dans les draps, nul doute que vous seriez très vite gagnée par un sommeil des plus voluptueux. Malheureusement, l’administration hospitalière n’a consenti à mettre à votre disposition — après maintes tractations — qu’un lit pliant(1). Dès lors, se coucher signifie pour vous : extirper, à quatre pattes, le lit en question de dessous celui de votre époux (attention aux tuyaux !) ; manipuler les tubes jusqu’à ce que la masse informe que vous aviez en main accepte de ressembler vaguement à une couche ; attraper, au prix de sévères contorsions qui ne sont pas faites pour atténuer votre scoliose, le sac de couchage perché sur la plus haute planche de l’armoire ; se barricader dans le cabinet de toilette en vue de l’opération déshabillage (vous avez beau vous répéter que l’interne en a vu d’autres, vous n’êtes nullement disposée à lui offrir — outre la somme rondelette que vous abandonnerez à la clinique — un numéro d’effeuillage gratuit) ; enfin prendre place dans le lit. Cette dernière entreprise n’est pas la moindre, compte tenu du caractère particulièrement branlant de l’engin : pas question de vous asseoir n’importe où, si vous voulez éviter à votre mari une crise de fou rire nerveux qui ne faciliterait guère son exil dans les bras de Morphée. Il s’agit donc de repérer avec précision le centre de gravité de l’édifice ; d’y installer — avec précaution — un séant que vous savez proéminent ; de pivoter d’un quart de tour en vous aidant des avant-bras ; d’atteindre, à grand-peine, la fermeture éclair qui s’est traîtreusement réfugiée à l’autre bout du lit ; enfin d’amortir du mieux possible votre rétablissement à l’horizontale. C’est généralement à ce moment précis que vous vous apercevez que la lumière n’a pas été éteinte.

11 h 15. En dépit des infirmières qui exposent bruyamment, dans le couloir, leurs points de vue sur les mérites respectifs du lave-vaisselle et du congélateur, un semblant de sommeil finit par vous gagner. Pour votre mari, le marchand de sable est déjà passé : les ronflements caverneux qui patrouillent inlassablement dans la chambre ne peuvent laisser aucun doute à ce sujet.

Minuit. Vous vous dorez au soleil de Port-Vendres, à cent lieues de vos problèmes de l’heure, quand votre époux juge soudain opportun de vous mettre à contribution. Il a soif. Pourriez-vous lui verser un peu d’eau ? Soucieuse de préserver le moral du couple qui, jusqu’ici, a fait votre force, vous étouffez le juron qui vous brûle les lèvres et tentez une sortie...

0 h 20. Votre mari a repris son solo. Il vous tarde de l’imiter. Mais le sommeil n’a pas survécu au parcours du combattant que vous vous êtes imposé, pile en main, en sacrifiant au désir de Monsieur. Le néon, en effet, après avoir donné les espérances les plus folles, a finalement préféré, comme d’habitude, se faire inscrire aux abonnés absents.

Comme vous n’avez rien de mieux à faire, vous vous mettez à ruminer : l’une après l’autre, les images de la journée défilent sur votre écran intime. À cette heure de la nuit, elles n’incitent pas à l’optimisme, d’autant que vous demeurez inquiète pour votre mari. Pourquoi sa tension s’obstine-t-elle à ne pas baisser ? Pour quelle raison accuse-t-il régulièrement, en fin d’après-midi, un peu de température ? L’intestin ne tarde-t-il pas, plus que de raison, à reprendre ses fonctions ? Il vous semble tout à coup que le chirurgien avait un air bizarre en consultant la fiche de votre époux, ce matin. Les infirmières elles-mêmes n’échangent-elles pas, de temps à autre, un regard entendu ? Aurait-on découvert quelque chose ? Après tout, les calculs peuvent cacher un autre problème, beaucoup moins bénin. Et si c’était le cancer ?... D’un coup, la vérité vous apparaît dans toute son horreur : le voile de deuil, les enfants à élever avec un salaire modeste, toute une vie à reconstruire. Vos yeux, faute de se fermer, s’embuent ; une larme au goût salé coule discrètement sur votre joue. De guerre lasse — et pour éviter de pousser plus avant vos subtiles déductions —, vous vous abîmez dans un sommeil agité.

3 heures. Les cauchemars ont succédé aux cauchemars. Lors des multiples réveils qui ont émaillé votre « repos », vous avez pu constater, non sans surprise, que les ronflements n’avaient pas cessé. L’infortuné ne se doute de rien. Vous mourez d’envie de le secouer et de tout lui dire, ce qui vous soulagerait un peu ; mais vous résistez, héroïque, à cette tentation égoïste : il apprendra bien assez tôt...

3 h 15. Le téléphone entre en action. D’abord vous ne réagissez pas, tout occupée que vous êtes à expédier les faire-part. Quand vous vous décidez à émerger, il est déjà trop tard pour intervenir : le coup sec des reins que vous avez donné en vous pénétrant de l’incongruité d’un tel appel s’est avéré fatal pour la stabilité de votre grabat et vous a momentanément transformée en femme-sandwich. Folle d’inquiétude — on ne téléphonerait pas à cette heure de la nuit sans une raison grave : qu’est-il arrivé aux enfants ? —, vous parvenez, par vos cris, à tirer votre mari de sa torpeur. Pour rien : ce dernier, après avoir bredouillé quelques mots inintelligibles dans le combiné, s’entend aussitôt préciser qu’il s’agit d’une erreur.

3 h 40. Vous réussissez enfin à vous extraire de l’amas de ferraille rouillée qui vous tenait lieu de lit. Encore tremblante, vous vous demandez avec anxiété si vous êtes correctement vaccinée contre le tétanos.

3 h 45. Ayant constaté l’étendue des dégâts et jugé problématique un nouvel assemblage du lit dans une obscurité quasi totale, vous décidez d’arrêter là les frais et de terminer votre nuit dans le fauteuil. Le thermomètre, de toute façon, ne tardera plus : vous n’aurez pas trop des deux heures qui restent pour vous préparer à recevoir — avec le sourire — l’inévitable question de l’infirmière : « Alors, la nuit a été bonne ? »

 

(1) Des lecteurs en mal d’objectivité feront sans doute remarquer que la plupart des chambres de clinique sont équipées d’un lit escamotable, et ils auront raison ; malheureusement, celui de la chambre 217 n’avait pas résisté aux cent kilos de votre prédécesseur...

 
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