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IV

Le chant du départ

Le matin, réveil à 6 heures (le départ étant prévu à 6 h 30 précises). À 9 h 30, tout est prêt.

Il n’y a plus qu’à dénicher la manivelle, remonter les vérins, reculer la voiture, se dire que cette petite bosse dans le pare-chocs n’est pas bien grave, atteler la caravane, relever la roue jockey, brancher l’électricité, fixer les chaînes, placer le frein de sécurité, vérifier la marche des clignotants, orienter les rétroviseurs, desserrer le frein et changer une nouvelle fois de pantalon(1)... Ces formalités dûment remplies, M. Duroc s’installe aux commandes, l’air conquérant, pour s’en extraire trente secondes plus tard, dans la louable intention de s’assurer que les vérins sont remontés, que la caravane est bien attelée, que la roue jockey est relevée, que l’électricité est branchée, que les chaînes sont correctement fixées, que le frein de sécurité et les clignotants fonctionnent, que les rétroviseurs remplissent leur office, que le frein de la caravane est complètement desserré... Rasséréné, il s’empare une nouvelle fois du volant : on va pouvoir y aller. D’un geste qu’il veut ample, M. Duroc consulte sa montre : 10 h 15.

Bien qu’il se déroule dans l’ombre (l’électricité vient d’être coupée), le programme de Madame n’a d’ailleurs rien à envier au précédent. Bombe insecticide et flacon de désinfectant à la main, elle parcourt au pas de charge les divers étages de la maison, baissant ici une persienne, là les bras devant tout ce qu’il lui reste à faire : au moment où le klaxon impatient de son époux rameute les troupes sans discrétion superflue, elle a encore à débrancher l’antenne de télévision, vider le réfrigérateur (et, éventuellement, en absorber le reliquat), récurer la cuvette des W.-C., jouer du pulvérisateur dans les chambres, entreposer les bijoux de famille dans le coffre-fort de la cave, confier le canari et les os de seiche à la voisine(2).

Quant au fils, imperturbable — et désireux de retarder le plus possible l’exploration d’une banquette arrière qu’il devine passablement encombrée —, il continue de charger : paire de jumelles, boules de pétanque, raquettes de badminton, trois volumes brochés de la Dynastie des Forsyte (au cas où les Rougon-Macquart se révéleraient un peu « courts »), un jeu de Mille Bornes, un masque de plongée (il sait pertinemment qu’il est incapable de faire trois brasses consécutives sans prendre l’eau, mais les regards des camarades du quartier sont braqués sur lui).

Enfin, vers 11 heures, l’équipage au grand complet s’introduit dans le cockpit. Le temps de se ménager un semblant de visibilité à travers les vêtements qui recouvrent la plage arrière et de renoncer définitivement à une ceinture de sécurité qui a pris un malin plaisir à s’entortiller sous le siège avant(3), le feu vert est donné : reste à attendre que la rue soit déserte pour amorcer la manœuvre...

Dans un énorme fracas, qui a pour effet de précipiter la quasi-totalité du quartier à sa porte, le convoi s’ébranle. Il ne faut pas longtemps à M. Duroc, qui éprouve toutes les peines du monde à passer la seconde, pour constater que ses craintes n’étaient que trop fondées. Encore moins pour le faire savoir, sur un ton persifleur, à son épouse. Laquelle, soucieuse d’éviter tout éclat prématuré, se contente d’un : « Évidemment, cela change de la conduite en solo ! » À l’arrière, le fils, moins diplomate, sifflote...

Parvenu aux portes de la ville — à une allure qui découragerait les inconditionnels de la limitation de vitesse —, le trio fait l’inventaire de ses oublis : vase de nuit, lunettes de soleil, pantoufles de Monsieur, ambre solaire de Madame, pellicules photo, huile de table. Rien de bien grave. Rien qui puisse justifier, en tous les cas, un demi-tour ô combien périlleux.

Trois kilomètres plus loin, le fils Duroc met fin à son sifflet pour annoncer, d’une voix blanche, qu’il a laissé sa boîte de Scrabble sur la table basse du salon. Ça, c’est plus sérieux. Il faut rebrousser chemin.

Nous épargnerons au lecteur le nouveau passage triomphal dans la rue des Duroc (ainsi que la tête de leurs voisins !) ; retrouvons-les, à 11 h 30, au kilomètre 5.

Monsieur Duroc a mal à la tête. Il accuse la boîte de cassoulet de la veille. Une hypothèse qui ne trouve pas grâce aux yeux de Madame : elle croit davantage en une migraine d’origine nerveuse. D’ailleurs, insiste-t-elle, le mal ne fait qu’empirer à chaque regard désespéré que lance son mari en direction du témoin de batterie. Celui-ci, en effet, tend à prendre un air de plus en plus penché, ce qui n’est certes pas fait pour renforcer l’action déjà bien compromise de l’aspirine...

Au kilomètre 7, il faut s’arrêter : la batterie est à plat. Le moral des troupes également, si l’on en juge par le large sourire que déploie M. Duroc lorsqu’il se met en route pour le village voisin. Un coup de téléphone au garagiste qui promet d’envoyer quelqu’un sur-le-champ(4), un autre à la voisine pour lui demander de bien vouloir vérifier si l’eau a effectivement été coupée et M. Duroc n’a plus qu’à regagner sa voiture sous une pluie battante / sous une chaleur torride (barrer la mention inutile). Le mécanicien, qui l’a précédé, s’affaire sous le capot.

Le diagnostic est aussi stupide que rapide : deux fils qui se touchent. Monsieur Duroc remercie à peine, jure ses grands dieux que c’est la dernière fois qu’il fait réviser son véhicule et, toujours flanqué de sa migraine, reprend la route.

Mais le soleil est déjà haut dans le ciel et le fils Duroc manifeste bruyamment son intention de casser la croûte : toutes ces émotions l’ont creusé et la légère crampe qui lui chatouille l’épigastre pourrait bien, affirme-t-il d’un ton docte, être le signe avant-coureur d’une débâcle intestinale prochaine. Comme Mme Duroc vient d’ajouter le beurre à la liste déjà très complète de ses oublis personnels, c’est à une petite auberge du bord de nationale que notre trio mendiera une hospitalité coûteuse. Au kilomètre 11, pour être précis.

Ambiance calme et redevenue sereine, la chère aidant. Seul le fils — qui sent monter en lui une irrépressible vague d’humour noir — se borne à remarquer, en feignant de consulter la carte :

On a bien roulé, ce matin !

 

(1) Pour cause de graissage intempestif, bien sûr. Le pantalon de rechange se trouve dans la valise que Madame a eu tant de mal à fermer et qui repose, à l’heure qu’il est, tout au fond du coffre. Mais cette note était inutile : vous aviez déjà compris.

(2) Une voisine bienveillante qui avait cru de bon ton de proposer ses services et qui, de ce fait, s’était vu prier d’arroser les plantes, de faire suivre le courrier et de veiller au bon fonctionnement de la chaudière pendant la durée du séjour. Un faux pas qu’elle se promit bien de ne pas renouveler l’année suivante.

(3) Le modèle déjà ancien que pilote M. Duroc ne connaît pas la ceinture à enrouleurs.

(4) La réalité est un peu moins simple. En fait, le garagiste avait d’abord répondu que, vu l’heure, il n’avait personne sous la main. Ce n’est qu’ensuite, de peur de voir le standard exploser sous les hurlements de son interlocuteur, que ledit garagiste s’est senti gagné par un brusque élan de solidarité.

 
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