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III

Veillée d’armes

Les années ont passé... Nous retrouvons nos trois héros à l’aube de ce qui est devenu pour eux un événement de pure routine : un séjour en caravane.

Ils n’ont pas changé. Certes, le père a pris du ventre, la mère de l’arrière-train et le fils de l’assurance (ce qui parfois lui coûte assez cher, nous le verrons !) ; mais leurs illusions demeurent et leur fébrilité n’a d’égal que leur enthousiasme.

Ne dérangeons pas les Duroc alors qu’ils se disposent à vivre, une fois de plus, la merveilleuse aventure des vacances. Bornons-nous à dépeindre l’état d’âme — le mot n’est pas trop fort — de chacun des membres de l’équipage...

 

Monsieur Duroc

C’est le cerveau de la famille. C’est lui qui fait tout, qui pense à tout, qui doit tout superviser (les scènes de ménage ayant, c’est bien connu, une influence néfaste sur le moral des troupes, on se gardera de le contredire).

En fait, et quoi qu’il affirme, il ne s’occupe vraiment que d’une chose. Guides à la main, il feuillette inlassablement un lot de promesses alléchantes, sans trouver, toutefois, ce qu’il cherche : un camp vaste, calme, ombragé, herbeux, gardé la nuit, situé à proximité d’une grande ville, possédant restaurant, épicerie, plats cuisinés, piscine et terrain de jeux. L’électricité, l’eau courante et les douches chaudes sont des critères qui vont de soi et M. Duroc ne dédaignera pas, si l’occasion s’en présente, la mention entourée de rouge : « Entrée fleurie et site agréable ».

Le brave homme sait pourtant bien que le camp sur lequel il arrêtera son choix sera situé à trois cents mètres d’une usine de produits chimiques et en bordure d’un terrain d’aviation ; qu’il n’aura pour tout ombrage qu’un cerisier des plus rachitiques ; que la végétation, soumise à rude épreuve par les estivants du mois de juin, se réduira à quelques touffes ocre ; que les plats cuisinés se découperont au burin et que le restaurant n’offrira guère mieux ; que l’aire de jeux se limitera à un filet rongé ; qu’il y aura en tout et pour tout douze poteaux débitant de l’électricité pour une superficie totale de seize hectares ; que les douches ne seront chaudes qu’entre 11 heures du soir et 5 heures du matin et que l’entrée fleurie de roses recèle, la plupart du temps, bien des épines. Il n’ignore pas davantage, M. Duroc, en lisant « pêche et canotage à proximité », que la proximité, en pareil cas, veut dire six kilomètres... Mais voilà : il faut un minimum d’autosuggestion pour oser prendre la route du soleil et notre homme sait faire taire, au moment opportun, ses déceptions passées.

Pour le reste, tout est prêt. Monsieur Duroc n’a pas hésité, l’avant-veille, à mobiliser le personnel de son garage habituel afin de mettre tous les atouts dans son jeu : les pneus arrière de sa voiture ont été « surgonflés », la suspension réglée en position haute ; la tête d’attelage et la boule baignent, sinon dans l’huile, du moins dans la graisse ; de part et d’autre de la cabine de pilotage, on a fixé des rétroviseurs géants qui, à défaut d’une meilleure visibilité, donnent à la paisible berline une silhouette intersidérale à faire pâlir d’envie les maquettes d’un Stanley Kubrick. Plein d’essence, vidange et contrôle antipollution ont également été effectués. C’est bien la moindre des choses pour le méticuleux M. Duroc selon qui un départ en vacances, « ça ne s’improvise pas »... La carte d’Europ Assistance en bonne place dans le vide-poches, il n’a que dédain pour ces « amateurs du volant » qui prennent la route avec la même insouciance que s’ils prenaient un billet de loterie. Et ils s’étonnent qu’il leur arrive les pires ennuis ! Pour sa part, la seule inquiétude qu’il fasse encore sienne a trait à l’imposant chargement qui se déroule sous ses yeux incrédules : il donnerait cher, en effet, pour savoir ce que sa femme peut bien emprisonner dans les valises qu’elle apporte à la caravane avec la régularité impeccable d’un métronome. De temps à autre, il se risque à rappeler à la principale intéressée qu’un caravanier digne de ce nom doit avant tout apprendre à se passer du superflu ; mais, en général, sa témérité s’arrête là, le regard assassin que lui adresse alors sa moitié en guise de réponse suffisant à lui faire préférer aussitôt la sage politique de l’autruche. En attendant que sonne l’heure de vérité, en l’occurrence celle du départ...

 

Madame Duroc

La moitié, en effet, met les bouchées doubles. Elle monte, descend, démonte, ouvre, ferme, cherche la clé, râle, essuie, plie, déplie, charge et râle encore... Au nombre de sédatifs qu’elle ingurgite (avec ostentation), ses proches ne peuvent avoir aucun doute sur le degré d’excitation qui est le sien. De temps en temps, avec ce don de la formule qui la caractérise, elle lâche une phrase lapidaire :

Le jour où j’ai accepté d’acheter ce tank, j’aurais mille fois mieux fait de me tremper le derrière dans un pot de moutarde ! (Là encore, le baromètre des relations familiales étant à « pluvieux », personne ne se risque à lui faire remarquer qu’il n’y serait probablement pas entré.)

Dix ans ! Dix ans de ma vie que je vais laisser dans cette galère !

— Je vous préviens : ce n’est pas le moment de vous trouver dans mes bottes...

Sans oublier le sempiternel :

À ce tarif-là, on ne sera jamais partis !

Au vrai, cette agressivité, sans être réellement feinte(1), n’est souvent que de façade et Mme Duroc la considère même comme la meilleure riposte aux reproches constants de son mari. Est-ce sa faute, à elle, si les grenouilles de Jean Breton et d’Albert Simon ne se fréquentent pas ? Si les prévisions de l’un infirment régulièrement les projections de l’autre ? Comment une néophyte pourrait-elle faire la part des choses en devinant si l’anticyclone des Açores daignera se gonfler, oui ou non, au moment voulu ? En maîtresse de maison responsable, capable d’affronter toutes les situations, elle a cru bon de s’entourer de sa garde-robe au grand complet. Mais où est le mal ? Son imprévoyant de mari ne sera-t-il pas le premier à s’insurger si, par malheur, il doit s’exposer à une température polaire en short, tennis et tee-shirt ? Sûre de son bon droit, persuadée qu’on saura finalement lui rendre justice, elle préfère donc, pour l’heure, jouer les dignités outragées et poursuivre le chargement, indifférente aux quolibets et autres lazzis qui l’accueillent à chaque voyage.

D’ailleurs, les occasions de contre-attaquer ne manquent pas : c’est de constater qu’en dépit de ses belles paroles, Monsieur n’a nullement hésité à s’embarquer avec transistor, téléviseur portable, vélo randonneur, fauteuil relax et matériel de pêche(2) ; c’est d’insinuer qu’il gagnerait à s’occuper de ses affaires, en particulier d’une carte verte et d’un permis de conduire qui, selon ses dires, auraient déserté son portefeuille ; c’est de s’étonner, enfin, que Monsieur ait jugé indispensable, en s’agitant autour de la tête d’attelage, de graisser aussi son pantalon. De quoi ramener l’opposition, presque aussitôt, à des propos plus mesurés !

 

Le fils Duroc

Conscient de l’exceptionnelle gravité de la situation et de la raréfaction de l’air ambiant, il estime plus prudent, pour un temps, de mettre son cynisme habituel en veilleuse. Barricadé au plus profond de sa chambre, en ce camp retranché où les auteurs de ses jours, vu le désordre, ne s’aventurent que rarement, il a du reste d’autres chats à fouetter : le regard perdu sur les étagères de son armoire, il s’interroge. Jeux de cartes, d’échecs et de dames, solitaire et quatre-cent-vingt-et-un sont devenus des classiques dont on ne saurait se passer. Mais pour le reste ? Monopoly, Cluedo, Master Mind, Twixt, Othello, Ascot, Puissance 4, quels seront les goûts de ce camarade mythique que l’on compte bien rencontrer chaque année et dont on feint d’oublier que, jusqu’à présent, il a toujours fait faux bond ? Dans le doute, il ne s’abstient pas et, avec cet esprit de décision qu’il a hérité de sa mère, il juge plus rationnel de tout emporter. Si, cette fois encore, il devait être déçu, il aurait certes le loisir de se rabattre sur la lecture. Autre domaine pour lequel il est préférable de voir grand : seul un vaste cycle romanesque lui paraît en mesure de remplir ces trente et une journées, qu’il pressent déjà désespérantes de monotonie. Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains pourraient faire l’affaire, de même que Les Thibault de Roger Martin du Gard ; à moins que La Comédie humaine d’un nommé Balzac... La mort dans l’âme — et parce qu’il faut bien se restreindre — il opte finalement pour la modeste saga des Rougon-Macquart. En vingt volumes(3).

 

Fort heureusement, les pires journées ont une fin. Monsieur Duroc déclare qu’il sera nécessaire de se lever tôt le lendemain et, sur ce, il va se coucher, bientôt imité par son fils.

Quant à Madame, elle répète pour la dixième fois qu’étant donné tout ce qu’il lui reste à faire, il ne saurait être question pour elle de les rejoindre.

Ce qu’elle fera un quart d’heure plus tard.

 

(1) Madame Duroc n’a jamais à forcer son talent en ce domaine.

(2) Un matériel de pêche qui sent d’autant plus le superflu que M. Duroc n’est pas vraiment orfèvre en la matière : depuis quinze ans qu’il trempe le fil, ce qu’il a surtout pris, ce sont des coups de soleil...

(3) L’année précédente, notre jeune héros avait jugé bon de partir À la recherche du temps perdu. Inutile de dire qu’il n’a pu le retrouver et que son bel enthousiasme a fondu comme madeleine dans tasse de thé.

 
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