XVI
La révolution permanente
Pour éclatante qu’ait été leur victoire, père et fils Duroc savent qu’elle n’en est pas moins précaire : les réserves de Madame ne vont pas s’estompant, d’autant qu’aux arguments initialement évoqués (route semée d’embûches, surcroît de travail pour la femme) sont venues s’ajouter toutes les mésaventures précédemment décrites...
Afin de préserver leur mince avantage et d’éloigner le spectre d’une pension de famille que Madame agite de plus en plus fréquemment(1), les mâles se doivent donc de fournir à cette dernière une contre-épreuve et de lui présenter, sous un faux air d’objectivité, leurs anciens modes de vacances comme des enfers où il ne ferait pas bon retourner. C’est ce que nous nommerons — tant cette pratique, en soi condamnable, a valeur de généralité — la « révolution permanente »...
Pour ceux, par conséquent, que le problème préoccupe et qui sentent que, dans un avenir assez proche, ils vont devoir céder aux attaques insidieuses et répétées de leur épouse, nous conseillerons d’appliquer le plan d’urgence suivant :
1) Annoncez, la bouche en cœur, à votre femme qu’histoire « de lui rappeler le bon vieux temps », vous allez lui offrir le restaurant.
2) Partez en retard, après avoir fait en sorte que tout le monde soit à cran. À aucun moment, vous ne devrez en effet perdre de vue le principal objectif de votre journée : la gâcher à tout prix.
3) Faites le difficile, sous prétexte de « trouver mieux ». Refusez systématiquement de vous arrêter dans les restaurants que l’on vous désignera : la morale du Héron n’ayant pas pris une ride, vous savez parfaitement que la faim et la lassitude vous conduiront tout droit, au bout du compte, dans le plus infâme des bouis-bouis.
4) Sur le parking de l’auberge, rangez la voiture à portée de portière adverse, de façon à ne laisser aucune chance à votre carrosserie toute neuve : il faut parfois savoir sacrifier l’accessoire à l’essentiel, notamment lorsque la cause est juste.
5) Ne manquez pas de mettre votre famille mal à l’aise. Si l’occasion vous en est donnée, choisissez un recoin où vous n’aurez guère de place et pas du tout d’air. Vous procureront également toute satisfaction les tables qui se trouvent :
- à proximité de la porte d’entrée qui distille, à intervalles réguliers, un léger courant d’air ;
- tout contre le feu de bois si l’auberge en question fait des grillades sa spécialité : il serait bien étonnant que la cheminée ne refoulât pas la fumée de temps à autre ;
- face au monte-plats. Il n’est rien de plus agaçant, dans un restaurant, que de voir défiler les assiettes destinées aux autres, alors que vous attendez impatiemment les vôtres ;
- le plus près possible du haut-parleur de la sono. Surtout si celle-ci diffuse une musique qui n’a de douce que le nom ;
- par temps de canicule, derrière la seule fenêtre qui ne soit pas munie de rideaux.
6) Si la configuration des lieux l’autorise, arrangez-vous pour faire passer votre petit monde devant les cuisines. Rien de tel pour indisposer Madame.
7) En vous asseyant, jetez un coup d’œil soupçonneux sur vos couverts. Essuyez-les, au besoin, à l’aide de votre serviette : cela produit toujours son petit effet, même si ceux-ci sont irréprochables.
8) Rendez-vous le premier aux toilettes et revenez-en peu après avec une mine dégoûtée. Tout le monde se retiendra et on ne s’en portera que plus mal.
9) À la lecture du menu et des prix qui y sont affichés, simulez une attaque cardiaque. Mais n’en tenez aucun compte pour la suite. Multipliez au contraire, comme à plaisir, changements de garniture et suppléments : pour que la leçon laisse une empreinte indélébile dans les esprits, il importe que l’addition soit éloquente. En outre, plus original vous vous montrerez dans la commande, plus on mettra de temps à vous servir.
10) Faites observer à votre femme que c’est long. Si cela ne suffit pas à l’ébranler, ajoutez à son désarroi en remarquant sournoisement que le couple du fond, arrivé un bon quart d’heure après vous, en est depuis belle lurette au dessert(2).
11) Critiquez tous les plats. Laissez entendre que la sauce est trop épicée, le gigot trop saignant et les pommes de terre pas assez cuites. Prétendez que l’assaisonnement de la salade est discutable et que le vin a un goût de bouchon. Affirmez — sans rire — que Madame aurait fait mieux et que l’on se serait autrement régalé chez soi.
12) Énervez autant que possible le garçon. De guerre lasse, il finira bien par perdre son sang-froid et renversera de la sauce sur la toilette neuve de votre femme. Si l’entourage s’y prête, faites un esclandre.
13) Soulignez, deux fois plutôt qu’une, le caractère exorbitant de l’addition. Mieux : si vous avez des enfants, laissez tomber un soupir du genre : « Avec tout cet argent, on aurait pu acheter un bateau gonflable pour les gosses... » Il est de la plus élémentaire diplomatie de tenter d’isoler l’ennemi.
14) En sortant du restaurant, faites remarquer qu’il est trop tard pour partir en excursion. Ramenez tout le monde dans un camp désert, ce qui achèvera la journée.
Et mettra un point final aux revendications illégitimes de votre femme !
(1) Les engagements pris lors de l’achat ayant été unilatéralement dénoncés, depuis longtemps déjà.
(2) Au restaurant, pas de souci à se faire : c’est toujours long. Si, pour votre malheur, vous avez affaire à une exception, faites en sorte qu’elle confirme la règle en glissant à l’oreille du garçon que vous n’êtes pas pressé et que vous avez l’après-midi devant vous. Les résultats ne se feront guère attendre, au contraire des plats !