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L’ascenseur

Le bouquet traversa dans les clous. Sur le trottoir d’en face, il parut hésiter, lutta un instant contre un vent hostile, reprit enfin sa progression saccadée en direction de la tour.

Avait-on idée, aussi, d’habiter pareil monstre ? Et au vingt-deuxième, encore... Fallait-il que la fiancée fût belle ! Le sourire de Germain trouva à s’épanouir entre deux tiges de glaïeuls : elle l’était. Gisèle ! Pas loin de deux semaines qu’ils sortaient ensemble. Mais aujourd’hui, c’était décidé : il la surprendrait au gîte et ce seraient comme qui dirait leurs fiançailles.

Un coup de sifflet d’une tonalité peu amène le remit sur terre, plus précisément lui apprit qu’il errait au beau milieu de la chaussée. L’agent de faction lui lança quelque chose où il était question de chrysanthèmes. Sans se démonter, Germain se fraya un chemin parmi la horde vociférante. Pour contenir ce mur végétal, il n’avait pas trop de ses deux bras. Celui d’honneur serait pour une autre fois.

Tout de même, c’est sans déplaisir qu’il pénétra dans le hall aux mille boîtes aux lettres. C’était donc là qu’arrivaient, chaque matin, ses missives enflammées ! C’est égal, il s’était imaginé quelque chose de plus intime, de moins impersonnel. Mais au-delà d’un certain poids, les fleurs n’invitent plus à la poésie : en homme pratique, Germain chercha l’ascenseur.

Celui-là aussi promettait de manquer de charme. On était loin des ballades qu’entonnaient autrefois, sous le balcon de l’aimée, les amoureux transis ! De surcroît, il n’encaissait pas l’ascenseur. Un rien de claustrophobie, sans doute. Et puis, cette façon qu’ont les gens de vous dévisager, alors même que l’on ne trouve rien à se dire... L’horreur. Mais à l’escalier de service, il ne fallait point songer : le glaïeul n’a rien d’une plante grimpante.

Fataliste, notre prétendant enfonça d’un coup sec les deux boutons qui se présentaient à lui. Habitude des jeux idiots autant que désir de tromper la crampe qui, sournoisement, s’emparait de son bras droit, Germain paria sur l’un des appareils. Et comme il ne détestait pas les défis, il délaissa le favori pour l’outsider. La tortue pour le lièvre. Celui qui n’avait que six étages à parcourir pour l’autre, celui qui créchait dans le seizième.

Un sacré challenge, aurait jubilé Tapie.

Jouable, du reste, car le favori, histoire de faire durer le suspense, musarde au quatrième. Mais il redémarre pour conserver finalement, sur la ligne d’arrivée, deux longueurs d’avance sur son concurrent.

Les glaïeuls ont étouffé un juron. Mauvais présage, ne peut s’empêcher de conclure le très superstitieux Germain qui, à chacune des périodes importantes de sa vie, s’est livré, souvent avec bonheur, à ce genre de supputations grotesques. Pour chasser cela de son esprit, il s’interroge sur celui ou celle qui va lui abandonner la place. Et si c’était Gisèle ?

Encore perdu. Ou alors Gisèle avec cinquante piges de mieux. La masse informe qui tente une sortie tient à la fois du yéti et de la tante Zulma. Une caricature à la Reiser. Une créature tout droit sortie d’un cauchemar fellinien. Germain, dans un réflexe, planqua ses glaïeuls : et si, telle la Bélise de Molière, elle allait s’imaginer qu’ils lui étaient destinés ?

Mais non. Dans un cliquetis auquel participent, en vrac, perles, boucles d’oreilles et rumeurs d’arthrose, elle s’est effacée devant un Germain soudain plus philosophe. À vieille mule, frein doré. Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle. Si tu crois xavaxa.

Et dire qu’on deviendra ça !

Profiter de ta belle gueule, Germain. Et de la sienne, pendant qu’il en est encore temps, se dit notre Roméo tout en vérifiant, dans le miroir, si la laque dont il s’est généreusement aspergé tout à l’heure a toujours raison de son épi. Cueillir le jour, bon Dieu !

Et cet ascenseur qui se traîne... Voilà qu’il glandouille au troisième, à présent. Tout ça pour deux mouflets qui vont rejoindre, la bouche gourmande, le copain du septième. Pourraient pas prendre l’escalier comme tout le monde, non ?

Horreur des lardons, Germain. Pourvu que Gisèle... D’autant qu’elle sort d’une famille nombreuse. Il paraît que ce sont les pires. Les plus enclins à se reproduire.

Ma parole ! Ils se font des confidences à l’oreille, ces pas beaux !... Et ils se marrent, par-dessus le marché ! Sûr qu’un Peynet empêtré dans ses glaïeuls, ça doit valoir le spectacle, pour ces boutonneux. Leur allongerait volontiers une tarte, le Germain, n’était la peur de disperser ses précieuses iridacées. Heureusement, le septième s’interpose. N’empêche, avec leur insonorisation à la gomme, il faudra trois étages au bas mot pour dissoudre le fou rire qui, trop longtemps contenu, vient d’éclater dans le sillage des deux drôles...

Interminable, cette ascension. Va falloir se mettre en quête d’un plain-pied, vite fait. Et cette porte qui tire sa révérence, de nouveau. Pour rien, qui plus est. Deux yeux très bleus surmontés de cheveux légèrement défaits s’excusent poliment : voulaient descendre mais confondu les boutons. Ou joué avec eux, corrige Germain à part lui, en connaisseur qu’il est.

Avant d’être rendu à sa solitude, il a eu le loisir de mettre un nom sur le parfum entêtant qui s’est insinué dans la cabine.

Adultère.

Son billet qu’elle n’avait pas la conscience tranquille, celle-là. L’avait bien senti au petit geste qu’elle avait eu, la mâtine, en s’apercevant que l’ascenseur était occupé.

Dix contre un que les bras desquels elle venait de s’arracher n’étaient pas légitimes.

Et s’ils allaient se faner, ses glaïeuls, dans cette étuve ? Serait temps qu’on arrive, plaida Germain, en encourageant du regard les chiffres lumineux qui se succédaient, sans précipitation excessive, au-dessus de la porte coulissante. Quinze... Seize... Dix-sept...

Éclats de voix, dans le lointain.

Dix-huit. Rumeurs d’engueulade, plus près.

Il sera dit que jusqu’au bout... Le dix-neuvième abrite un couple qui a visiblement épuisé les attraits de l’état de grâce. Ceux-là aussi descendent, mais la proximité du sommet les incite à ne pas jouer les difficiles. Entrée de Madame, très dignité offusquée, puis, à distance ostensible, de Monsieur, infarctus en point de mire. À leur suite, invisibles mais suffisamment encombrantes pour retarder la fermeture de la porte, vingt années de rancœurs patiemment accumulées. Il y a là, pêle-mêle, qu’on pourrait presque étiqueter tant elles se détachent sur fond de regards entendus, la mauvaise habitude qu’a Monsieur de lire à table, celle, non moins déplorable, de Madame qui s’ingénie, le soir, à oublier le beurre dans le frigo.

L’obligation, aussi, établie par Dieu sait qui et depuis Dieu sait quand, de visiter la belle-mère chaque dimanche.

Les fleurs, subitement, détonnent. Une chape de plomb s’est abattue sur une cabine de plus en plus poussive. Le miroir lui-même semble s’être obscurci ; il ne renvoie plus que d’incertains reflets, vampires évanescents quémandant leur chemin au milieu des vivants.

 

Une éternité plus tard, Germain aura posé le pied sur une terre dont il commençait à douter qu’elle lui fût réellement promise. Il restera un instant étourdi, grisé par un mal qui n’est pas celui des hauteurs.

Robinson ne sera pas seul. S’affairera là, indifférent à l’irruption du bouquet sur pattes, un Vendredi en jupons, tondant consciencieusement une moquette émeraude.

La porte de Gisèle se trouvera juste en face, flanquée d’un judas, juchée sur un paillasson rose. Celui sur lequel il aurait fallu, désormais, plusieurs fois par jour, qu’il s’essuyât les pieds.

Germain titubera, laissera passer l’ange qui croise habituellement dans les couloirs des grands ensembles. Il avisera Vendredi, fourrera les glaïeuls entre des bras musclés qui n’en pourront mais, se ruera vers l’escalier de service. Son visage récitera un étrange sourire.

En bas, il était temps qu’il s’en souvînt, l’herbe était plus verte.

 
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