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Nostalgie

Illustration par Colette David
Colette David

On n’arrête pas le progrès.

Voilà que je parle, à présent !

La pièce engloutie, je ne me contente plus, comme le faisaient bêtement mes vieux, de balancer la bille.

Je dis, de cette voix suave qui semble venir du fond des âges :

— Avance, Terrien (la science-fiction, rien de tel pour épater le gogo) ! L’empereur Ming t’attend...

Ou quelque chose du même tonneau.

Le texte importe peu, tout est dans le ton.

Au GAME OVER, je remets ça. Pas question d’abandonner le malheureux à sa déprime. C’est le moment ou jamais d’éclater d’un gros rire.

Avant d’ajouter, provocante, tentatrice :

— Essaie encore, Terrien...

Avec juste ce qu’il faut de condescendance et de fausse commisération.

Quand je vous disais qu’on n’arrête pas le progrès...

Et je vous fais grâce du bruitage.

Du crépitement des désintégrateurs, du déchaînement des lasers.

Des déflagrations sur fond de cataclysme galactique.

Qu’est-ce que vous voulez ? Aujourd’hui, pour séduire, il faut mettre le paquet.

Le temps n’est plus où, à l’angle du zinc, la machine avait son lot de fidèles.

Sa clientèle d’habitués.

On connaissait tout d’elle. Son penchant pour le coin droit, le flip gauche plutôt faiblard...

On savait exactement jusqu’où on pouvait aller trop loin avec elle.

Et si, par extraordinaire, les quatre lettres du TILT parvenaient à trouer le lit de poussière qui la recouvrait, on ne lui faisait pas la gueule pour autant.

On ne la traitait pas de putain de machine.

C’est bien loin, tout ça.

De l’artisanat, c’était.

Où est-elle passée, l’intimité, avec ce joueur d’occase venu taquiner la bille dans l’attente d’un taxi ?

Où peut-elle être, la sécurité de l’emploi, je vous le demande, dans ce hall pisseux où nous ne sommes pas moins de trente à espérer les faveurs du client ?

« Las Vegas », qu’ils ont baptisé ça.

La concurrence sauvage, oui.

La loi de la jungle, le « struggle for life ».

Aujourd’hui, il faut se battre pour ne pas crever. Si l’on ne veut pas finir ses jours sur les planches empoussiérées d’une salle des ventes.

Chacun pour soi, l’électricité pour tous.

L’âge d’or, c’est bien fini.

Je ne crache pas dans la soupe, notez bien. Le métier a encore ses beaux côtés.

Ainsi, moi qui vous parle, il m’arrive de prendre mon pied. De m’envoyer en l’air avec un artiste.

Même s’ils sont devenus rares, les artistes, dans ce monde de pisse-froid.

De mal élevés au mégot qui pendouille.

D’impuissants qui croient qu’il suffit de vous brusquer pour vous emmener au septième ciel de la partie gratuite.

Ceux-là, la loterie, ils peuvent se la mettre où je pense.

On n’est pas des bêtes, que je sache.

On a beau se vendre pour du fric, ne rien cacher de son corps au gérant qui, nouveau proxénète, vient réclamer chaque matin sa part des passes...

Ça n’empêche pas les sentiments.

Tenez, le vieux flip démantibulé qui a échoué, par je ne sais quelle erreur d’aiguillage, dans notre galerie et que l’on a poussé, là-bas, derrière les ciné-sex.

À l’abri des regards.

Comme si l’on avait honte de sa vieillesse.

Vous n’aurez aucune peine à le repérer, avec ses cinq billes et son replay à mille.

Pensez : nous qui ne claquons jamais à moins d’une demi-brique !

L’inflation, là comme partout.

On l’a un peu chambré, d’accord.

Il l’a cherché, aussi, à nous conter par le menu toutes ses campagnes, chez Pierrot et ailleurs !

Des heures qu’il passe, à nous entretenir du bon vieux temps, le soir, quand tout est débranché...

N’empêche, on l’aime bien.

L’ancêtre, comme on l’appelle.

L’autre jour, un morveux qui n’avait pas les yeux dans sa poche lui a glissé la pièce.

Dame ! C’est qu’il est bon marché, le bougre, avec ses parties à vingt balles...

Fallait le voir, l’ancêtre.

C’était bien simple, il revivait.

Oubliés, le jeu dans les boutons, ce chiffre des dizaines qui sautait une fois sur deux.

Effacés, les caoutchoucs en pleine débine.

Pourtant, pour cette réjouissance qu’il n’espérait plus et qui serait peut-être la dernière, ce qui se lisait, par-delà les chiffres qui défilaient, poussifs, sur le cadran, c’était surtout la peur de décevoir.

La cigarette du condamné, quoi.

 

Ça va sans doute vous paraître idiot, à vous autres humains.

Mais je crois bien que si j’avais eu des yeux, les larmes m’y seraient venues.

 
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