Salle d’attente
« Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ?
Réponse : l’éprouver dans toute sa longueur. »
Albert Camus
Colette David |
— C’est long !
— Ah çà ! Quand on attend...
— Il a dû commencer en retard, comme d’habitude.
Tout cela, plus soupiré que prononcé. Exprimé à travers ce langage si propre aux salles d’attente, souvent plus riche de déhanchements, d’oscillations, de tambourinements de phalanges qu’il ne l’est de mots.
— Vous êtes certains qu’il est là, au moins ? Vous avez vu sa voiture ?
Grognements rassurants, un peu partout. L’oracle est bien dans son antre.
— Parce que, quelquefois, il est appelé pour une urgence...
Manquerait plus que ça.
Déjà qu’il y a ce gosse.
Si loin que vous remontiez dans vos souvenirs, il y a toujours eu un gosse dans les salles d’attente. Insupportable, comme il se doit. Odieux, parfois. Celui-ci s’appelle Gérald. Quatre fois qu’il vous écrabouille avec conscience les orteils au passage. Vous le soupçonnez de le faire exprès. Vous devez avoir des pieds qui ne lui reviennent pas.
La mère n’a pas bronché. Elle n’aura pas vu, car à chacune de ses incartades elle s’excuse poliment. D’habitude, il n’est pas comme ça. Ce doit être le temps. Ou les antibiotiques. Plutôt les antibiotiques. Certains, ça les abat mais d’autres, ça leur fait l’effet contraire. Ces médicaments modernes, c’est bien beau, mais ça vous détraque comme un rien.
Vous remisez vos pieds meurtris sous votre chaise, tentez une nouvelle fois d’accrocher votre regard à ces quelques portemanteaux de l’esprit qui s’évertuent, çà et là, à casser l’uniformité du mur de crépi : affichette à la gloire de la médecine libérale, toise-calendrier des vaccinations, gravures sépia dont on n’aura voulu nulle part ailleurs dans la maison.
Mais le bassin d’Honfleur, on en a vite fait le tour.
Il n’y faut pas plus de temps qu’à Gérald pour contourner la table basse aux revues, son nouveau territoire de chasse depuis le lâche repli de vos métatarses. Il profite du voyage pour lacérer le visage par trop poupin d’une Caroline de Monaco, à qui la couverture du mensuel promettait pourtant un bonheur définitif.
Vociférations indignées de la mère. Quelque chose dans le genre : « Cette fois, c’est fini ! » La tape qui s’abat sur le fessier passablement rebondi de Gérald s’avère d’autant moins dissuasive qu’elle se voit amortie par la providentielle Pampers et le sourire indulgent des assesseurs. Dans la salle, en effet, pas un regard qui ne plaide en faveur d’un non-lieu. Seriez-vous le seul à réclamer sa tête ?
Au fond, pas loin d’être satisfaite, la mère, que sa progéniture retienne l’attention. Un phénomène, son fils. Et il vaut mieux les voir comme ça que malades, trouvez pas ?
Non.
Pour ne pas renifler plus longtemps cet infâme parfum de capitulation, vous vous réfugiez dans la devinette idiote. À qui le tour ? Au pépé asthmatique, dont les râles sibilants s’entortillent, tels serpentins en goguette, autour du moindre pied de chaise ? À la jeune fille au regard triste, qui se répète, sans trop y croire, que les tests se trompent quelquefois ? Ou à celui-là qui, l’accablante enveloppe de radiographies en équilibre précaire sur le genou, fixe le carrelage avec l’évidente intention de s’y absorber tout entier ?
À moins que Gérald...
Ce serait trop beau.
Du dehors, vagues senteurs de paradis perdu, s’infiltrent, incongrues, déplacées, des bribes de vie saine. Minauderies d’autobus, revendications d’échappements. Si estompées, si lointaines qu’elles en paraissent presque irréelles. Tellement préférables, en tout cas, à ce silence à couper au bistouri...
Perdu. C’est finalement le chignon du fond, que rien ne semblait jusque-là devoir tirer de son canevas, qui a connu les honneurs douteux de l’entrebâillement. Au vol, on a pu saisir la mine du toubib, suffisamment grave pour que l’on se sente en confiance, suffisamment amène pour que l’on résiste à la sournoise envie de fuir à toutes jambes.
Avant que la porte capitonnée du cabinet ne se soit refermée sur cette preuve supplémentaire de la misère humaine, vous avez découvert le fausset de la plaignante : « Figurez-vous, docteur, que ce matin... »
Vous ne saurez jamais ce qui s’est passé ce matin.
Et de nouveau l’attente, mesurée au cadran de la montre à quartz, qui décline, sans se tromper, un temps su par cœur.
Parfois, comme pour varier les plaisirs, c’est l’autre porte qui crache sa charrette de prévenus. Intenses revanches que cette grimace lue sur leurs visages, que cette incertitude qui traverse, fugitive, leurs regards incrédules.
Ils finiront tout de même par prendre place, vaincus, pitoyables. L’œil déjà refaisant les couples, supputant les parentés.
Ils n’auront aucun mal à rendre Gérald à sa mère. L’amateur d’antibiotiques s’est pris les pieds dans ceux de la table basse et hurle en conséquence.
Bien fait.
Et l’autre qui répétait à qui voulait l’entendre qu’il en avait pour un instant, que ce n’était qu’une feuille à faire signer !
Vingt-cinq minutes qu’il signe, le toubib.
Plus la moindre chaise. Proposerez-vous la vôtre à cette dame un peu forte qui vient tout juste de grossir vos rangs ? Un combat inégal s’engage dans les replis d’une conscience retranchée Dieu sait où. À votre gauche, une paresse congénitale et la constatation que vous n’êtes pas, sur la place, le seul mâle d’âge mûr en état de jouer les chevaliers servants. À votre droite, ce restant de bonne éducation qui vous colle à la peau et dont, en dépit d’efforts répétés, vous n’êtes jamais parvenu à vous défaire.
Vous êtes né pigeon. Vous vous levez.
De toute façon, ce sera bientôt votre tour, prétextez-vous en rougissant, comme pour vous excuser.
En effet, peu après, c’est sur votre misérable cas que le praticien entreprend de se pencher. Vous n’avez pas quitté la salle que déjà, dans votre dos, vous devinez la vie qui s’organise.
Sans vous.
— C’est long !
— Ah çà ! Quand on attend...
— Il a dû commencer en retard, comme d’habitude.