Champion, monsieur le professeur...
Dorothée NICOD
Inter 59
6 mai 1992
Sacré champion du monde d’orthographe par Bernard Pivot, et devant des millions de téléspectateurs, Bruno Dewaele est professeur dans un lycée de la région. L’entretien.
« J’ait gagnés. » Dans sa main, l’écriteau. C’est Bruno Dewaele qui le tient. Âgé de presque quarante ans, professeur de lettres modernes au lycée des Flandres d’Hazebrouck, il ne rougit pas des fautes d’orthographe. Il faut dire que ce panonceau a été placé par un ami facétieux à la sortie du train qui le ramène d’Orly. Orly où il est descendu d’un avion qui l’avait happé à New York. New York où il avait concouru, parmi plus de deux cents candidats, aux championnats du monde d’orthographe organisés par Bernard Pivot dans l’enceinte de la prestigieuse Organisation des Nations Unies.
Et il a gagné !
Il y a de cela près d’un mois.
Pour ce professeur, participer à ce championnat relevait du goût du défi : « Grand sportif, mais seulement devant ma télé, j’en étais arrivé à la conclusion que le seul moyen d’être un jour champion, c’était encore par l’orthographe ! »
Mais les concurrents ne manquaient pas : venus de plus de 100 pays, des spécialistes de la langue française avaient eux aussi affûté leurs crayons. Beaucoup de connaissances, un peu de chance. Et la victoire.
Après, tout se déroule comme en un rêve : Bernard Pivot qui appelle Bruno Dewaele à la tribune de l’ONU (où passèrent tous les grands de ce monde). Le professeur maîtrise son émotion et parvient même à faire rire : « Je salue ma femme, car beaucoup m’ont reproché de coucher plus souvent avec le Petit Robert qu’avec elle ! » Puis les photos, ensuite les félicitations de Hervé Bourges, le P.-D.G. d’Antenne 2 dont l’épouse est... hazebrouckoise !
« Avec le Petit Robert »
Les caméras, la réception à l’ambassade de France de New York l’ont bien sûr touché. Mais moins que l’accueil réservé par ses élèves, fiers et émus d’avoir un prof si célèbre (et si doué). À son retour, une haie d’honneur spontanée l’a porté, dans la bonne humeur, en un triomphe simple et franc. Sur son bureau, des fleurs, des livres (un dictionnaire pour les tout-petits), et bien d’autres cadeaux ont prouvé leur joie. « Les élèves, on les a devant soi toute sa vie. Alors que les honneurs officiels, ça ne dure qu’une journée », analyse Bruno Dewaele avec lucidité.
Il manifeste aussi sa reconnaissance envers sa femme et ses deux enfants qui ne l’ont pas beaucoup vu pendant une année. Car il a passé la plupart de ses vacances enfermé, seul, à réviser les dictionnaires et à se prémunir contre les subtilités de la langue française.
C’est ce travail qui a été couronné par un 20/20 à une dictée truffée de pièges.
Pour départager les ex æquo, Bernard Pivot avait mitonné des éliminatoires emplies d’embûches. Provoquant l’admiration de tous, le professeur d’Hazebrouck a été le seul à réaliser un sans-faute. Il n’a vraiment pas volé son trophée !
Écrire, écrire...
Récompensé, filmé par les caméras du monde entier, interviewé, photographié, Bruno Dewaele a très vite repris l’habit du professeur. Le succès ne lui est pas monté à la tête, car il sait que tout ce battage médiatique est éphémère.
Il continue d’enseigner. Et aussi d’écrire. Par plaisir.
Il a déjà signé trois livres, auxquels il a apporté le soin jaloux de l’amoureux de l’écrit. Deux récits satiriques. Dans le premier, La Danse du scalpel, il critique, avec un sourire contagieux, un milieu qui n’a d’hospitalier que le nom ; dans le second, Comme sur des roulottes, il nous fait suivre les pérégrinations de la famille Duroc qui sillonne les routes de France avec sa caravane. Dernier livre en date : un recueil de nouvelles récemment sorti, Les Allées d’Étigny.
Dans ses textes, il peint des personnages réels dans un cadre baigné de rêve ou de souvenirs.
Lisons-le, par exemple, décrire ces lieux de calme, de repos, et aussi de convivialité que sont les cafés : « J’aime les cafés. Dans l’épaisseur de la nuit, ils sont autant d’éclairs, autant d’asiles où la vie se retire. Autant de cavernes où le feu brûle. Le café crème que l’on commande n’a pas d’importance. Il fait partie du rite. Comme le sucre à qui l’on ôte, avec d’infinies précautions, son habit de papier. Comme la petite cuillère qui fouille trop longtemps dans l’intimité de la tasse. Ce qui importe, c’est de voir. »
Vous, vous qui êtes ses élèves, prenez la craie et inscrivez sur le tableau noir de l’école : « S’il vous plaît, monsieur le professeur, continuez, continuez à écrire la vie... »