Une souris chez les Caous

Francis Campagne, 1993

« Elle ne ressemble à personne. Je l'adore. » S'il fallait extraire une phrase du roman de Francis Campagne, une phrase qui le révélât, qui fût vraiment lui, ce serait sans doute celle-là. Voilà qui, en tout cas, traduit à merveille (pourvu que l'imprimeur n'aille pas écrire « à Merville » !) sa haine du conformisme, des platitudes petites-bourgeoises, de ce qu'il appelle les « obligations ordinaires ». Les petites vies « rituelles et mornes », très peu pour lui ! La ribambelle d'enfants que lui aura value « la délicieuse épouse arborant bigoudis et mauvaise humeur », pas davantage. Non qu'il y eût là — rassurez-vous, bonnes gens ! — un quelconque mépris vis-à-vis des gents féminine et... moutardière : je connais assez l'entourage du père, de l'époux et de l'éducateur pour savoir que personne encore ne s'est plaint. Seulement, et il n'a pas tort l'animal, à force de respect et de bonne éducation on en vient à promener, chaque soir, « son chien, sa femme, ses enfants ». Merci de respecter l'ordre. Et d'aller voir ailleurs si le bonheur y est.

Il y est. Au café, d'abord. Le havre par excellence. Le creuset où fond l'ennui, où se fondent les inégalités, sociales ou autres. Le dernier salon où l'on cause. Au cinéma, aussi. Le lieu magique où, happy end ou pas, l'action redevient la sœur du rêve. C'est que les personnages de Campagne ne vivent pas, ils jouent. Ils se regardent vivre, dans des situations que n'auraient pas désavouées les Belmondo et les Dustin Hoffman. Il faut dire que le décor s'y prête et que tout, ici, respire le septième art : les cafetières sifflent comme des locomotives de Far West, les marches se ratent comme les perforations d'un film qui échappent aux dents... Jusqu'à l'action qui, ultime clin d'œil au cinéphile, joue les remakes : l'assassinat de Fred, outre le chlore, ne sent-il pas La Piscine à plein nez ? Pas mort pour tout le monde, Maurice Ronet...

On l'a compris : s'il était un rien snob, l'auteur nous aurait fait le coup de la convivialité. Mais comme il n'aime pas les mots à la mode, il se contente de taper sur tout ce qui ne bouge pas. Sur les « cons » qui se couchent à des heures... dues. Sur les « terriens » qui, plus qu'ils ne font l'amour, le subissent par habitude à l'ombre de leurs volets clos. Sur l'épicier, la ménagère, le turfiste, la libraire, le flic, la bigote, le journaliste, la vieille fille prude et autres « mémères à balai » qui papotent au lieu de vivre.

Déteste le cancan, le Campagne.

Presque autant que la télé, celle qui empêche de bouger.

Pour un peu, à côté de tous ces bien-pensants, les petits malfrats qu'il sème sur le chemin de son polar nous attendriraient. Plus paumés que méchants. Eux, au moins, ont une excuse : « la misère de ceux que personne n'attend ».

Ce manichéisme pouvait agacer. Il m'a ému. Il n'est que trop vrai que, pour l'auteur, comme dans ces bons vieux westerns auxquels il se réfère si souvent, il y a les bons et les méchants. À ceci près qu'ici, provocation oblige, les rôles sont inversés : la bonne, c'est Clémence (quelle trouvaille, ce prénom !), la fillette aux allures de pute qui s'habille trop court ; les mauvais, ces braves gens qui, pour oublier leurs propres turpitudes, s'occupent de celles des autres. On aura beau jeu de souligner que, par les outrances et le schématisme, ça ressemble parfois — restons dans le cinéma — à du Boisset. Je répondrai que Boisset est efficace, que l'on ne sort pas indemne de ses films ; que peu importe l'outrance, pourvu que l'on soit outré. N'est-ce pas là, en définitive, le moyen le plus sûr pour que le vent balaie « dans les esprits », et plus seulement devant les portes ?

Et puis, quand il y aurait lieu de le faire, il sera beaucoup pardonné à un rêveur qui prête son pinceau à la lune, pour qu'elle en caresse les toitures inclinées...

Point n'était besoin, au fond, d'appeler Brel et les écluses de Simenon à la rescousse.

Avec Francis Campagne, un poète du Nord est né.