ON EN PARLE
De profundis portatibus
Numéro 469
octobre 2018
Il aura été beaucoup question, le mois dernier, de ces portables que le législateur s'est mis en tête d'interdire dans nos salles de classe et cours de récréation, du moins pour tous ceux qui ne sont pas encore en âge de descendre dans la rue pour crier leur réprobation.
Abandonnons lâchement le sujet aux éducateurs et sociologues de tout poil pour nous concentrer sur le seul aspect linguistique de la question : ne sied-il pas surtout de verser une larme sur le naufrage, corps et biens, du « portatif » ?
Pour une fois, n'allons pas attendre de révélations fracassantes ni définitives de l'étymologie. Bas latin portabilis pour l'un, latin médiéval portatilis pour l'autre, tout cela aurait fait figure, pour un certain Jacques Duclos, de bonnet blanc et blanc bonnet ! C'est bien plutôt sur le terrain du sens que portable et portatif (celui-ci, né à l'aube du XIVe siècle, suivant celui-là d'une cinquantaine d'années) ont longtemps vécu comme des faux jumeaux. Le premier a en effet eu le bon goût de laisser le champ libre au second dans l'acception qu'on lui connaît aujourd'hui pour se trouver des débouchés originaux : il fut volontiers pris pour un synonyme de « supportable » (un comble pour tous ceux qui vérifient, chaque jour que Dieu fait dans les lieux publics, ce que le téléphone mobile peut avoir... d'insupportable) ou encore, au rayon vestimentaire, de « mettable », « présentable ». Mais cette coexistence pacifique n'a pas résisté, au XXe siècle, à l'influence de l'anglais, portable venant alors sans vergogne piétiner les plates-bandes de son alter ego portatif.
Précise et cartésienne comme le veut sa réputation, notre langue s'est alors ingéniée à délimiter le pré carré de chacun des deux adjectifs : à portable ce qui peut occasionnellement être porté et transporté, à portatif ce qui a été conçu pour l'être et l'est donc aisément. L'héroïne de La Vie devant soi était certes « portable » dans l'escalier, pourvu qu'à la ronde on disposât de bras costauds et complaisants. Mais l'état d'essoufflement dans lequel se trouvaient les bonnes âmes en posant le pied sur le palier du sixième étage montrait assez que Madame Rosa n'avait rien de « portatif »...
Las ! cette salutaire distinction n'a plus cours, comme le démontrent les téléphones actuels. En toute logique, ceux-là n'auraient jamais dû être qualifiés de portables, au contraire de cet ancêtre à l'œil de cyclope qu'exceptionnellement, et au risque de nous emberlificoter dans un fil prêt à toutes les traîtrises, il nous arrivait de déplacer de quelques mètres. La substantivation du mot, outre qu'elle conduit à de regrettables ambiguïtés — allez savoir avec certitude de quoi il est question quand quelqu'un assure avoir égaré son portable ! — n'a de toute évidence rien arrangé.
Au demeurant, ce ne serait pas la première fois qu'un de nos vocables vire sa cuti sous la pernicieuse égide d'Albion. Si l'on ne s'y habitue pas vraiment, on s'est depuis longtemps résigné à cette alternative qui se substitue à notre solution de remplacement, à cette opportunité dont on use à la moindre occasion, à cette versatilité au faux air de polyvalence. Pis : l'attraction sournoise de due to et de how, pour ne prendre que ces exemples parmi nombre d'autres, nous expose de plus en plus fréquemment à des phrases comme « Il a restreint ses activités, dû à son âge » ou « Ils ont réfléchi sur comment faire ». Car ce n'est pas seulement notre vocabulaire qui file à l'anglaise, c'est encore, et voilà qui est infiniment plus grave puisque cela affecte la structure de la pensée, notre syntaxe !