ON EN PARLE
À quand le sommeil du juste ?
Numéro 523
octobre 2023
Le tic verbal ne date pas d'hier, mais on finirait par désespérer qu'il s'éteigne un jour. Nous voulons parler de cette propension à flanquer le premier superlatif venu de l'adjectif juste, pour lui donner plus de relief encore. Il suffit de tendre l'oreille pour s'entendre expliquer, au micro de la jactance qui va bien, que « l'ambiance durant le tournage a été juste extraordinaire » ; que les pompiers mobilisés pour sauver Notre-Dame se sont montrés juste héroïques » ; que « ce chrono du futur vainqueur du Tour, dans la montée de Combloux, était juste fabuleux » ; que « remporter la Coupe du monde à la maison, devant son public, serait pour le XV de France juste énorme » ; que « ces jeunes espoirs de la chanson, malgré leur inexpérience, ont déjà juste tout »… La folie a même gagné les hautes sphères du pouvoir : Édouard Philippe ne déclarait-il pas le 23 décembre 2018 (« en responsabilité », comme aurait dit son successeur) : « L'idée que je puisse tout envoyer balader sur un coup de tête, ce n'est juste pas moi ! » Ne reste plus qu'à « juste le faire » en 2027…
Mais vous aurez deviné que c'est à la fin d'une rencontre de football, dans l'euphorie des premières impressions à chaud, que ce juste-là donne sa pleine mesure : « Cette remontada est juste fantastique », « cette victoire contre toute attente est juste un exploit », et le public aura été « juste incroyable ». On peut raisonnablement espérer qu'un jour prochain le carton rouge qui a précipité la défaite de son équipe soit considéré par l'interviewé comme… « juste injuste ».
Comme de juste, et chacun s'en était douté, ce juste-là nous vient, une fois de plus, d'outre-Manche, ce qui aggrave son cas, notamment dans les parages du quai Conti. Beaucoup susurrent là-bas que l'on aurait pu avantageusement recourir à des circuits courts — pour ne citer qu'eux, aux plus classiques vraiment et tout simplement. Ne s'agit-il pas en effet de préciser à la fois que le superlatif est pour une fois utilisé à bon escient, stricto sensu, et qu'il est donc inutile d'en rajouter dans le dithyrambe ? Une cuillère suffit, comme ils disaient chez Maxwell qualité filtre… Attentifs à ce que le droit du sang ne l'emporte pas sur le droit du sol, des linguistes se sont pourtant emparés de l'affaire pour remarquer que, tout bien pesé, le paria avait l'avantage de jouer simultanément sur les deux tableaux : celui de la précision (le mot qui suit est bien celui qui convient, il ne doit rien à la surenchère verbale) et celui de la mesure (on aurait pu aller plus loin, mais finalement non, on se contente de ça). Ça pue la litote à quinze pas, mais dont acte.
Il reste que, comme souvent dans les tics de langage, c'est la prolifération du tour qui agace, plus que ses origines ou son impropriété sémantique supposée. L'entendre à tout bout de champ, c'est… juste insupportable !