ON EN PARLE

Quand on n'a que les mots...

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Numéro 487
juillet-août 2020

Ce n'est pas le moindre paradoxe de ces mots que l'on moque volontiers pour leur futilité : à l'instar de celle que nous traversons, les époques troublées leur vont bien au teint. En témoigne l'attente impatiente des allocutions gouvernementales, quand on n'en espérerait pas de miracles : la parole, en temps de guerre réelle ou fantasmée, relève moins de l'information que de l'incantation et vise d'abord à bercer notre cœur d'une langueur monotone.

Les mots rassurent. Quand on ne sait plus à quel saint se vouer, il importe de se cramponner, comme à un grigri, à une formule magique. Qu'elle ne veuille rien dire, voire dise le contraire de ce qu'elle devrait signifier, n'est en rien rédhibitoire. Ce qui compte, c'est qu'on puisse se la répéter dans le secret de ses doutes. Voyez la distanciation sociale, merle promu geste barrière faute de grives. Le bidule est assez ronflant pour impressionner (Diafoirus, pas morts !) et recèle juste ce qu'il faut de contresens pour convaincre : en 1966, sous la plume des sociologues Dumazedier et Ripert, il décrivait une ségrégation culturelle aux antipodes de l'effet recherché aujourd'hui, quand il sied de tresser des couronnes à tous ceux dont le revenu reste inversement proportionnel à leur investissement contre la Covid-19. Mais peu en chaut à celui qui a ressuscité la formule, laquelle, encore une fois, ressortit à l'incantatoire.

Car les mots récompensent aussi, d'autant plus généreusement qu'ils grèvent peu le budget. De son empyrée, Jean Giraudoux aura esquissé un sourire, lui qui dans sa Guerre de Troie faisait dire à Hécube, de sa plume normalienne et caustique : « Nous connaissons le vocabulaire. L'homme en temps de guerre s'appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c'est du moins un héros qui détale. » À ne pas transmettre, il va sans dire, à ceux dont on a fait, récemment, des « héros du quotidien ». Non qu'ils ne le méritassent : il y a autant d'héroïsme à sauver des vies qu'à les prendre. Mais parce que mieux vaut ne point rappeler que les mots sont les médailles de la pénurie. Que, quand les caisses sont vides, c'est de cette monnaie-là que l'on paie les bonnes volontés. Les applaudissements, qu'ils fusent des balcons ou des bouches, coûteront toujours moins cher que masques et tests. Gageons que les soignants, qui se sont entendu remercier de leur dévotion par la voix chargée de trémolos du directeur général de la Santé, se seraient satisfaits de voir louer leur dévouement. Mais la main du cœur est plus magnanime que la droite, celle de la bourse restée sourde, des années durant, aux mises en garde des mêmes soignants.

Jacques Brel triomphait hier sur scène avec Quand on n'a que l'amour. Pourquoi nous aura-t-il semblé entendre, à chaque apparition de ceux qui président à nos destinées, Quand on n'a que les mots ?