ON EN PARLE

Les mots pour le dire ?

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Numéro 477
juillet-août 2019

Le lancement en grande pompe des Petit Larousse et Petit Robert, avec son inévitable cortège de mots nouveaux, a au moins une vertu : il fait parler de langue française une fois l'an. Dans le même ordre d'idées, ne se souvient-on pas que la philo existe chaque premier jour du bac ? Dès le lendemain, on peut se rendormir tranquille : il n'en sera plus question avant la session suivante, sauf dans le dossier d'été que lui consacreront des magazines d'information d'autant plus enclins à saupoudrer leurs pages de sagesse antique qu'ils n'ont rien d'autre pour les remplir.

Oublions donc les aigris qui veulent surtout voir dans ces grand-messes de printemps des arrière-pensées commerciales (n'importe-t-il pas de vendre chaque année un produit que plus d'un usager serait disposé à renouveler une fois par génération ?) pour nous concentrer sur l'essentiel : le monde qui nous entoure se métamorphose à un tel rythme qu'il faut bien, pour se donner l'illusion de mieux les maîtriser, baptiser chacun de ses avatars. Albert Camus le soulignait d'ailleurs lui-même : « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. »

Le monde sera donc heureux d'apprendre que l'ubérisation, l'écopâturage et le cyberharcèlement existent bel et bien, puisque nos lexicographes les ont rencontrés... et surtout adoubés ! Et personne n'ira nier qu'ils ne fassent là œuvre utile : greffiers de l'usage — sismographes même, comme les qualifie joliment le linguiste Bernard Cerquiglini —, nos dictionnaires sont le miroir d'une société dont ils ont à épouser (voire amortir) les soubresauts. C'est qu'il importe de se prémunir contre les effets de mode, de bannir ivraie comme ivresse !

Il s'en faut qu'ils y parviennent toujours. Pas sûr que le québécois divulgâcher apporte quoi que ce soit, hormis l'éphémère parfum de la nouveauté, à notre déflorer. Ni que l'adulescent, si piquant qu'il paraisse de prime abord, l'emporte, à terme, sur cet éternel adolescent que nous nous plaisions, jusqu'ici, à voir en Tanguy. Le mot-valise a tout pour séduire l'oulipien qui sommeille en chacun de nous, mais rien ne dit que, sur la distance, son utilité se vérifie. De même, le français ne pouvait-il survivre sans l'anglo-belge jober, sans l'algérien taxieur ? La chanson de Vanessa Paradis aurait-elle vraiment gagné à ce que son Joe fétiche jobât comme taxieur ? Et d'abord, faut-il absolument donner un nom à tout ? Sans vouloir revenir (les époques n'ont rien de comparable) au fond de la langue, ces quelque cinq cents mots qui suffisaient à Racine pour explorer avec une profondeur inégalée les recoins de l'âme humaine, ne peut-on imaginer que le mot, en concept qui se respecte, simplifie autant qu'il précise, sclérose plus qu'il ne libère, fige ce qui avait vocation à être nuancé par le style ?

Mais ce ne sont là, encore une fois, qu'ergotages de plumitif qui tente peut-être, lui aussi, de se démarquer des autoroutes par trop rectilignes tracées par l'AFP. Que pèsent en effet ces réserves devant la seule évidence qui vaille : voilà deux ouvrages irremplaçables qu'il sied moins d'opposer que de réunir dans notre bibliothèque, laquelle ne saurait décemment s'en passer. D'abord parce que, est-il besoin de le rappeler, ils ne boxent pas dans la même catégorie : dictionnaire encyclopédique pour l'un, dictionnaire de langue pour l'autre. Ensuite parce qu'ils sont éminemment complémentaires, dans leurs qualités comme dans leurs défauts. Que cesse donc au plus vite cette contre-productive « guerre des dicos », à laquelle ne conspirent que trop naturellement des médias avides de compter les points, mais dont ne peut que pâtir une langue qui a tout à craindre de la surenchère et de la gadgétisation.