ON EN PARLE

Un livre-genèse, vivier de mots

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Numéro 470
novembre 2018

Combien de jeunes agrégatifs de lettres se sont étonnés de trouver, dans un tiroir du bureau sur lequel ils préparaient leur leçon (sept heures, coefficient treize, le genre d'épreuve à ne pas rater), un exemplaire de la Bible ? Nombre d'entre eux ne l'auront pas même entrouvert, le sujet plus ou moins bateau qu'ils venaient de tirer au sort les incitant à prendre la mer sans plus attendre. Tout au plus se seront-ils murmuré in petto, et pour peu que l'humour ne les eût pas déjà abandonnés, que ce livre était là pour aider le candidat à réciter ses prières avant d'aller affronter le jury !

Ils ont dû apprendre depuis lors que la présence de ladite Bible était au contraire une tradition, et que la justifiait l'extraordinaire propension des écrivains à y puiser leur inspiration.

Leurs mots et leurs images, aussi.

Non qu'il faille surestimer la part de l'hébreu dans la... genèse de notre lexique : pour doucher tout enthousiasme déplacé en la matière, il suffirait de rappeler que c'est à travers le filtre des traductions grecques que les premiers chrétiens ont découvert Ancien et Nouveau Testament. Malgré tout, et en dehors des alléluia, amen, capharnaüm, éden, judas, macchabée, moïse et autres aborigènes bien en peine de cacher leur jeu, il est plus d'un mot du cru qui, à l'exception du brouhaha et du tohu-bohu évidemment, se sont impatronisés dans nos dictionnaires sans faire de bruit. C'est ainsi que, n'en déplaise à notre égocentrisme, le cidre serait moins normand qu'hébraïque, le calvaire moins breton qu'araméen. Et avec eux le chérubin et le séraphin, le scandale et l'esclandre, la canne et la manne, le magot et le goujat. Étonnant, non ?

Cela dit, c'est au royaume de la métaphore que la Bible a tout inventé, et le reste. Que l'on jette la première pierre ou des perles aux pourceaux ; que l'on perde sa place pour être allé à la chasse ou périsse par l'épée pour l'avoir prise ; que l'on entre par la porte étroite ou que l'on fasse passer un chameau par le trou d'une aiguille, c'est au livre saint que l'on se trouve invariablement renvoyé. Et c'est ainsi, aurait triomphé ce bon Vialatte, qu'Allah est grand !

Quand elle s'avancerait plus masquée encore que le vocabulaire, la syntaxe de l'hébreu a pareillement noyauté la nôtre. Il n'est que d'évoquer ce « superlatif hébraïque » fondé sur la répétition : dans la Bible, l'éternité se décline en siècles des siècles, le profane se heurte au saint des saints, la puissance appartient au roi des rois. Que l'on songe également au Cantique des cantiques, l'un des passages les plus poétiques du texte sacré. Le moyen de n'en pas retrouver trace dans cette inclination à rêver hier d'une der des der, à s'enflammer aujourd'hui pour ce que l'on pense être le fin du fin ou, en bon français, le top du top ? Il semblerait même que le jargon tendance de ces dernières années ait rajeuni le procédé : quel ado ne serait pas interloqué d'apprendre que, quand il trouve casse-couilles de chez casse-couilles le cours qu'il vient de subir, il ne fait que recycler une figure de style qui fit les belles heures d'un grimoire vieux de quelque vingt-cinq siècles ?

Pour autant, il faut raison garder et se souvenir que, si la lettre est souvent ménagée, l'esprit s'est plus d'une fois perdu en chemin, comme il sied à un usage qui n'en a jamais fait qu'à sa tête. Si l'ultime livre du Nouveau Testament, attribué à saint Jean, n'a pas peu fait pour populariser le terme d'apocalypse (les catastrophes naturelles et humaines des récentes décennies poussant à la roue), c'est dans une acception sensiblement différente de celle que le mot revêtait dans la Bible : là où l'accent était mis sur la « révélation » et constituait une note d'espoir, ne subsiste plus désormais qu'une atmosphère de fin du monde. Plus édifiant encore est le tête-à-queue sémantique qu'ont subi certaines locutions de notre quotidien, au point quelquefois de signifier le contraire de ce que suggéraient les Écritures. Témoin ce Une de perdue, dix de retrouvées, dont la philosophie consolatrice, magistralement résumée par un Renaud qui se veut toujours debout (Une gonzesse de perdue, c'est dix copains qui r'viennent !) est aux antipodes des intentions bibliques. Dans l'Évangile selon saint Luc, il était en effet question d'une femme riche de dix pièces d'argent qui allumait la lampe, balayait la pièce, remuait ciel et terre, n'ayant de cesse qu'elle ne retrouvât celle qu'elle avait perdue. Car, on s'en souvient, la brebis égarée compte autant, sinon plus, que le troupeau tout entier. Ne cherchez pas l'erreur, de peur de la trouver...

Un dernier mot, sur le vocable Bible lui-même ? Ce nom très singulier, censé s'appliquer à une œuvre unique en son genre, est en réalité issu d'un pluriel grec, biblia, lequel, avant de désigner par métonymie plusieurs livres, s'appliquait aux fibres de papyrus (produites par la ville phénicienne de Byblos) dont on usait pour écrire. Comme force noms propres qui ont réussi, il lui arrive aussi de devoir ranger sa majuscule pour désigner un ouvrage qui fait autorité, dans quelque domaine trivial (bricolage, cuisine, pêche à la ligne) que ce soit. Reste à établir si cet éparpillement façon puzzle ajoute vraiment à sa gloire, mais, là encore, on ne choisit pas...