Quand tout le monde en pinçait pour le piano à bretelles...

Au nord, c'était l'accordéon

hors-série du 17 février 1999

« C'est une erreur mais les joueurs d'accordéon, au grand jamais on ne les met au Panthéon... » Ainsi s'apitoie Georges Brassens sur le sort de son « vieux Léon ». Mais leur Panthéon, les accordéonistes ne l'ont-ils pas connu, et de leur vivant s'il vous plaît, durant l'entre-deux-guerres ? Il suffit de mesurer l'incroyable faveur dont jouit alors l'instrument. Pas une chanson qu'il n'accompagne ou n'inspire : les compositeurs se fient au goût des accordéonistes, conscients qu'une ritournelle qui les séduit est promise au succès. Les paroliers, pour populariser leurs couplets, misent sur le « banquiste », ce musicien ambulant qui, flanqué d'une chanteuse au porte-voix, traîne son pliant de place publique en marché : tandis que les doigts vagabondent sur le clavier de nacre, le badaud s'offre la feuille sur laquelle s'étalent, paroles et musique, les « tubes » des Fréhel, Berthe Sylva, Rina Ketty et autres stars de l'époque. Celui que naguère on appelait, avec un rien de condescendance, le « piano du pauvre » ne laisse plus indifférente la littérature, Pierre Mac Orlan et Francis Carco lui réservant une place de choix dans leur cœur comme dans leur œuvre. Il n'est pas jusqu'au cinéma, parlant depuis peu, qui ne lui fasse les yeux doux : le film s'intitulât-il Au son des guitares, c'est un accordéoniste des rues que Tino Rossi, au faîte de sa gloire, choisit d'y incarner !

De sillon en tranchée

Notre région, évidemment, n'est pas en reste. Si c'est en Auvergne qu'est né le « musette », si c'est dans la capitale qu'il va s'encanailler, où, mieux que chez nous, l'accordéon aurait-il pu grandir ? La terre des kermesses et de l'estaminet semble avoir été dessinée pour lui et il s'y fond d'emblée, comme l'attestent les œuvres de Simons. Déjà, dans les années qui précédaient la Grande Guerre, les phalanges d'accordéonistes étaient de tous les cortèges, défilant bannière au vent et en costume d'apparat (sabre et pompon de rigueur) : à elle seule, Lille n'en comptait pas moins de trois, et Wattrelos s'enorgueillissait d'une Société des accordéonistes laboureurs ! Déjà, on avait fait provision de figures de légende, à l'image de Maurice Wanspranghe, directeur de l'harmonie des accordéonistes lillois ; du Gros Guillaume, qui allait de bar en bar, la grosse caisse arrimée sur le dos (la panoplie standard du nordiste comportait batterie mécanique, triangle, castagnettes et même... chapeau à sonnettes !) ; ou encore du « champion breveté » Roger de Lens, lequel faisait danser les mineurs, chaque dimanche, dans son café de la place du Cantin (actuelle place Roger-Salengro). On comprend que nombre de poilus ne se soient pas senti le courage de se séparer de ce compagnon des jours heureux et que, la nostalgie aidant, ils lui aient fait découvrir l'enfer des tranchées. Il se raconte même qu'un soir de Noël, du côté de Carency et de la Meule noire, l'un de ces passagers clandestins se surprit à gémir la fameuse rengaine de 1914, Sous les ponts de Paris..., et que les voix allemandes ne furent pas les dernières à reprendre le refrain !

Une éruption de boutons

La paix revenue, l'accordéon redevient l'instrument de liesse qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être. Le Liévinois Marceau Verschueren anime pendant dix ans, rue de Béthune, la Brasserie de Lille, avant de « monter » à Paris et de céder la place à Édouard Duleu, l'enfant de Wattrelos. Le Roubaisien d'adoption Adolphe Deprince (il est né de l'autre côté de la frontière, à Malines) suit un parcours identique, qui le conduit bientôt à mettre ses pas dans ceux d'Édith Piaf, de Fernandel et de Maurice Chevalier... Ces deux chtis auront même, en 1936, les honneurs du film de Julien Duvivier La Belle Équipe ! Mais c'est la région tout entière qui, peu à peu, se transforme en une pépinière d'accordéonistes, chaque ville voyant naître le sien : Aimable Pluchard (qui se fera un nom de son seul prénom) à Trith-Saint-Léger, Charles Verstraete à Wattrelos, Joss Baselli à Somain, Roland Dewaele à Hazebrouck, Maurice Larcange à Haveluy, Gilbert Roussel à Calais, Henri Alard à Denain. André Verchuren lui-même, s'il voit le jour dans l'Oise, en 1920, ne perdra pas le nord en venant, très tôt, s'installer chez nous. Quant aux ensembles d'accordéons, ils sont légion et rivalisent d'imagination pour attirer des foules conquises par avance : Espérance municipale de Libercourt, Symphonie ouvrière des accordéonistes liévinois, Renaissance de Billy-Montigny, Étoile de Saint-Pol-sur-Mer, Accordéonistes annezinois, Symphonie d'accordéons de Marles-les-Mines, etc. S'il fallait, enfin, une preuve supplémentaire de cet engouement pour le « piano à bretelles », que devaient encore amplifier les festivités improvisées et bon enfant du Front populaire, comment ne pas citer les concours monstres organisés, en 1936 et en 1938, à Avion, cité des Cols bleus, et qui réunissaient, pour une audition place Ferrer (aujourd'hui place des Droits-de-l'Enfant), la bagatelle de mille accordéonistes !

Hélas, à quelques mois de cette insouciance, c'est un autre soufflet qui se préparait à attiser la folie des hommes...