Remise des Palmes académiques
à M. Roland Dewaele

Salon d'honneur de l'hôtel de ville d'Hazebrouck, 26 mars 1994

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs

Il est, dans la vie, des évidences qui ne se discutent pas. La question du parrainage de mon père dans l'ordre des Palmes académiques est de celles-là : j'ai senti d'emblée, et bien avant que toutes les pièces du puzzle n'aient trouvé leur place définitive, que cette tâche-là me revenait. J'en demande pardon aux nombreuses personnalités qui, dans cette salle, avaient d'autres titres que les miens à faire valoir ! À M. le maire, tout d'abord, qui nous prête aujourd'hui ces murs si symboliques du salon d'honneur, des murs que pour la circonstance il faudrait écarter, j'en suis conscient, et je m'empresse de présenter mes excuses à tous ceux qui, affluence oblige, se voient contraints de nous manifester leur sympathie debout. Elle n'en a que plus de valeur à mes yeux... J'en demande pardon à M. l'inspecteur d'académie, ensuite, M. Jacques Kooijman, lequel, en sa qualité de directeur des services départementaux de l'Éducation nationale, était autrement habilité que moi-même à remettre cette médaille. Sa présence à Hazebrouck, en tout cas, est un honneur que je n'espérais pas et qu'avec sa permission je partagerais volontiers avec l'ensemble des personnels du Lycée des Flandres... J'en demande pardon, enfin, à mon père, que je prive du même coup de ces parrainages ô combien prestigieux. Pour ma défense, je n'ai guère à invoquer que trois excuses, dans l'espoir qu'elles me vaudront les circonstances atténuantes ! La première, c'est que je viens tout juste de précéder mon père dans l'ordre, mes propres insignes m'ayant été remis par M. Beaumont, proviseur du Lycée des Flandres, en octobre dernier : dans cette coïncidence, j'ai voulu voir un signe ! La deuxième, c'est que les occasions sont trop rares, dans une vie, de rendre hommage à ceux qui vous ont fait, dans tous les sens du terme. La pudeur, souvent, nous en empêche. Mais je suis de ceux qui parlent plus volontiers devant trois cents personnes que devant une seule. Ma troisième et dernière excuse, c'est que je crois être et d'assez loin, hormis ma mère bien sûr, celui qui connaît le mieux le récipiendaire. Celui qui est sans doute le plus à même de traquer l'homme derrière le masque.

Le masque, vous le connaissez. Chacun, à Hazebrouck, le connaît : plus grimaçant que souriant, plus tourmenté qu'épanoui. Mais que l'on me montre un musicien, un vrai, qui soit souriant et épanoui... Si, sur le modèle de ces sondages que l'on réalise à tout bout de champ pour juger de l'image de nos hommes politiques, l'on demandait à ceux qui l'ont côtoyé d'entourer l'adjectif qui le caractérise le mieux, il y aurait probablement photo entre têtu, entier, cabochard, exigeant, intransigeant, jamais content. N'est-ce pas, monsieur le maire ? Vous pensez bien que, de là où j'étais placé, j'ai pu observer le phénomène. Monsieur Schumann, vous m'avez ému quand vous avez, à la télévision, évoquant le souvenir de votre mère, rappelé ses paroles le jour de votre succès au Concours général : « C'est bien, vous a-t-elle dit, mais souviens-toi qu'il y en a un tous les ans. » Quand, beaucoup plus modestement, il va sans dire, je me classais deuxième à Ferdinand-Buisson, et que je faisais valoir à mon père que c'était sur vingt-quatre, il me rétorquait aussitôt : « Je regarde devant, jamais derrière. » Et si par malheur, ce qui m'arrivait, soit dit en passant, plus souvent qu'à mon tour, je me maintenais à cette peu glorieuse deuxième place, je m'attirais immanquablement la réplique : « Quand on n'avance pas, on recule ! » Il m'est sans doute arrivé, pourquoi le cacher, dans le secret de mes nuits d'insomnie, de me demander si ce père-là n'était pas plus difficile qu'il n'était beau. Mais j'ai appris depuis lors qu'il avait raison, et que si je m'étais classé deuxième à New York, je ne serais probablement pas là en train de vous parler.

Ce que j'ai appris par la même occasion, c'est que l'on a toujours le droit d'être exigeant, voire injuste,avec les autres, pour peu qu'on le soit aussi avec soi-même. Sur ce plan, il aura été un modèle puisque, en dehors des nuits où je ne dormais guère et où j'aurais souffert qu'il jouât avec moi, je ne l'ai jamais connu qu'au travail... Le lundi soir, il faisait répéter l'harmonie de Saint-Jans-Cappel. Le mardi soir, son orchestre d'accordéons (je me demande, à la réflexion, si je n'y suis pas entré pour voir enfin comment il était fait ; et si d'aucuns affirment, aujourd'hui encore, que lors des concerts je regarde beaucoup le chef, c'est sans doute une habitude qui m'est restée !). Le mercredi soir, il restait à Calais pour les besoins d'une école qu'il avait fondée là-bas et aux destinées de laquelle il présidera durant vingt-cinq ans. Le jeudi soir, c'était la Symphonie des Flandres. Le vendredi soir, il partait pour Caestre (Mme le député-maire s'en souvient sans doute). Et le samedi soir, il faisait relâche à Méteren. Le dimanche, comme il fallait bien que toutes ces répétitions servissent à quelque chose, il défilait... ou jouait dans son orchestre de bal. Je l'apercevais entre 20 h 6 et 20 h 12, le temps qu'il lui fallait très précisément, entre École de musique et répétition, pour engouffrer le repas du soir. Ma mère remplissait son assiette dès qu'elle entendait sa voiture prendre le virage de la rue de l'Orphelinat. Un rien énervée, ma mère, forcément. Un soir, en ouvrant la porte de la cuisine, mon père a trouvé sur le paillasson les nouilles qui étaient primitivement destinées à son assiette. Elles avaient échappé aux mains maternelles et se tortillaient, doubles croches insolentes, sur la portée imaginaire du carrelage. Ce fut, si mes souvenirs sont bons, une soirée Port-Salut.

Fort heureusement, le proverbe « Loin des yeux, loin du cœur » n'a aucun sens pour ceux qui sentent, plus ou moins confusément, que la quantité des rapports n'a rien à voir avec leur qualité... Si le père, aujourd'hui, est fier du fils, au point quelquefois d'embarrasser ce dernier, il ne pourra jamais l'être autant que le fils l'a été du père. Certes, à l'état des ressorts de mon divan, j'ai pu juger, à mon retour de New York, du bond qu'il fit quand il m'a vu, à la télévision, monter à la tribune de l'ONU. Mais il s'agit là d'une fierté d'adulte et que peut-elle peser, je vous le demande, face à celle du gosse qui, à cinq ans à peine, marche au pas derrière les harmonies que commande son père, pour le seul plaisir de l'entendre appeler « chef » par ceux qu'il dirige ? Je crois bien qu'il n'y a pas un trottoir de Flêtre qui me soit étranger. Je soupçonne même ma mère de m'avoir ainsi laissé faire des kilomètres le dimanche après-midi avec l'espoir mesquin de me voir dormir une heure ou deux, la nuit suivante. Peine perdue, naturellement. Et je ne vous parle pas de cette autre fierté qui était la mienne quand, les rares fois où le dimanche après-midi était l'occasion d'une escapade en Belgique, le douanier du Mont-Noir, si sourcilleux avec les autres, laissait passer mon père sans autre forme de procès, allant même jusqu'à porter la main au képi, ayant immédiatement reconnu le chef de musique de Saint-Jans-Cappel. On aurait pu bourrer le coffre de cocaïne si on l'avait voulu. Mais on se contentait, je puis le dire à présent qu'il y a prescription, de quelques chocolats.

En tout cas, je plains sincèrement les gosses d'aujourd'hui, qui, avec l'Europe et l'abolition des frontières, ont perdu là une occasion d'admirer leur père qui ne coûtait pas grand-chose à la collectivité...

Vous le constatez, à situation peu banale discours peu ordinaire ! Je devrais être en train d'énumérer les premiers prix de conservatoire du récipiendaire, au solfège comme au saxo ; d'évoquer ses galons de sous-chef du 43e R.I., ce qui était et demeure une référence ; de souligner sa fructueuse collaboration avec le chef d'orchestre Rudolf Würthner, ou encore avec ces Prix de Rome en compagnie desquels il siégeait, dans divers conservatoires du Nord et de la région parisienne. Je devrais être en train de rappeler que lui aussi a apporté un titre national en hissant un orchestre d'accordéons pas comme les autres sur la plus haute marche du podium, lors de la Coupe de France ORTF 1966. Résonne encore dans mes oreilles la phrase que prononça pour la circonstance le maire d'alors, le regretté Henri Desbuquois : « Grâce à vous, devait-il s'exclamer, on saura désormais qu'Hazebrouck ne se trouve pas en Belgique ! » C'était avant l'affaire Ceccaldi, bien sûr. Je devrais être en train de démontrer à quel point, pendant près de cinquante ans, il s'est identifié à la vie musicale de cette ville : on le trouve, alors qu'il n'a pas dix ans, sur les planches de l'Orphéon, son accordéon trop grand sur les genoux, pour la revue Avec un peu de sauce d'André Biebuyck, aux côtés de Gelnard et de Marcelle Delattre ; on le retrouve à l'Union musicale, dès 1941 ; on le voit diriger, avec le concours de la Symphonie des Flandres et de la chorale Sainte-Cécile de M. l'abbé Catteau, ces grandes opérettes que sont La Basoche, La Veuve joyeuse et Les Mousquetaires au couvent ; ou encore organiser ces concours internationaux d'accordéon qui ont fait les beaux jours de nos mois de mai : en trente-six ans, ce sont sept mille accordéonistes qui ont ainsi découvert notre cité...

C'est que je ne suis pas sûr, au fond, que toutes ces dates, tous ces titres, constituent le plus important : il ne s'agit là que de l'écume de ses jours. Il est en revanche des petits faits qui n'ont l'air de rien, qui ne méritent pas une ligne dans la gazette locale mais qui en disent bien plus long sur l'homme. En juillet dernier, on le sait, il a quitté cette école de musique qu'il avait fondée, dirigée pendant trente-quatre ans et qui, sous sa houlette, est passée de la dizaine d'élèves qu'elle comptait en 1959 aux quelque trois cent cinquante d'aujourd'hui. Il l'a quittée comme on cesse de fumer : brutalement, du jour au lendemain, j'allais dire sans se retourner. Apparemment, du moins. Car il en est qui savent que, pas une fois depuis le mois de juillet, il n'a emprunté la rue de la Clef. Pas seulement parce qu'elle est traditionnellement encombrée.

Sous le masque, les traits bougent.

Et qu'un enfant lui dise — un de ces enfants auprès desquels il déployait tant de patience au point d'apprendre parfois les notes à qui ne savait pas les lettres —, qu'un enfant lui dise, comme au soir de son départ en retraite, avec cette naïveté qui n'appartient qu'à l'enfance : « Pourquoi tu pars ? Parce que t'es trop vieux ? C'est bête... Tu sais, on t'aimait bien », le masque fond.

Les psychanalystes nous expliquent généralement, et avec beaucoup de sérieux, que pour exister vraiment, il faut absolument « tuer » le père. Symboliquement, mais vous m'aviez compris. Encore qu'une interprétation plus littérale permettrait de résoudre plus facilement le problème des retraites. Je suis sans doute anormal mais, dans un sens comme dans l'autre, je n'en ai jamais ressenti la nécessité ni l'envie. Peut-être parce que je fais partie de ceux qui préfèrent, avec Malraux je crois, « approfondir leur communion plutôt que de cultiver leur différence ». Certes, je l'avoue, il n'a pas été facile, avec un père pareil, de se faire un prénom. Je suis resté, pendant très longtemps, le fils de Roland. Juste retour des choses, il lui est arrivé aussi, depuis quelques années, d'être le père de Bruno. C'est là le sens de la vie et, croyez-moi, il me tarde de devenir le père d'un Guillaume ou d'une Fabienne...

Aujourd'hui, comme dans ces synthèses idéales que le prof de lettres appelle de ses vœux sans jamais les obtenir, le père et le fils, pour une fois, ne se font pas d'ombre. Ils courent même, si j'ose dire, sous leurs propres couleurs : le violet pour le père, le bleu pour le fils. Il n'y manque plus que le Saint-Esprit mais rassurez-vous, il n'est pas bien loin. Ma mère ne sera jamais décorée : sa contribution à la natalité n'ayant pas excédé l'unité (et franchement, pour bien connaître l'unité, je la comprends un peu), il lui faudrait un gros appui pour qu'elle décroche la médaille de la Famille française pour la prochaine fête des Mères. Mais elle sait, pour avoir porté le fils et supporté le père, la part qui lui revient de droit dans ce doublé familial auquel, personnellement, et en vertu des pouvoirs qui ne me sont pas conférés, je l'associe sans réserve...

 

Roland Dewaele, au nom de M. le ministre de l'Éducation nationale, j'ai le grand honneur et l'immense plaisir de vous faire chevalier des Palmes académiques.