Nomination
dans l'ordre des Palmes académiques

Lycée des Flandres, 20 octobre 1993

Mes chers collègues,

À présent que, de Légion d'honneur en Palmes académiques, Jean-Louis s'est fait une spécialité des remises de rubans, je me doutais bien que j'aurais droit à un discours « accrocheur ». Je ne le remercierai jamais assez, en tout cas, d'avoir donné le ton à une réunion qui — j'y tenais beaucoup — se veut plus amicale que protocolaire. Comme je suis infiniment reconnaissant à M. le proviseur d'avoir dressé l'inventaire de mes nombreuses activités extra-muros, et ce, il fallait le faire, sans jamais laisser transparaître la moindre inquiétude quant aux répercussions néfastes que pourraient avoir ces dernières sur la qualité de mon service... intra-muros !

Voyez-vous, mes chers collègues, j'étais à peine rentré de New York, le 13 avril 1992, qu'une journaliste de Fréquence Nord — et M. le proviseur s'en souvient, j'en suis sûr, car elle était passée auparavant au lycée pour lui poser les mêmes questions — me demandait tout de go si mon succès onusien allait avoir des incidences heureuses sur la suite de ma carrière... Et la journaliste en question, peu rompue qu'elle était, visiblement, aux choses de l'enseignement, d'imaginer pêle-mêle une augmentation de salaire, une décharge de cours et, pourquoi pas, un poste en fac ! Pour toute réponse, vous vous en doutez bien, je me suis contenté de sourire, à peine moins jaune que ne l'avait fait M. le proviseur quelques heures plus tôt... Je sais depuis longtemps, comme vous tous d'ailleurs, que les menus avantages que l'on peut espérer arracher à l'Administration au cours d'une carrière sont infiniment plus modestes : quelques aménagements d'emploi du temps ici ou là (et plutôt là qu'ici, à vrai dire) ; une salle à soi ou presque à soi, et qui se situe, si possible, en deçà du deuxième étage ; voire un casier qui se situerait, lui, à distance respectable des toilettes et, par là même, des mouvements de porte inconsidérés des collègues fraîchement nommés... Demandez aux plus anciens de nos professeurs de mathématiques, et notamment à Jean-Louis : lui n'a vraiment pas de c... ! Ça fait quinze ans qu'il se le fait raboter...

Seulement voilà : tous ces privilèges, j'en jouissais déjà, et ceux qui, dans la noble assistance, insinueraient que je les dois au fait d'avoir prononcé, en 1986, en lieu et place de notre vénéré proviseur actuel, le discours de départ de son prédécesseur ne seraient, je tiens à le dire avec la dernière énergie, que de mauvaises langues !

Quand bien même ils auraient évidemment raison.

La seule chose à laquelle, finalement, je me sois surpris à rêver (mais c'était dans mes suppositions les plus folles, et elles n'avaient d'autre excuse que l'euphorie du moment), c'est à une rallonge de photocopies. Voyez comme mes ambitions sont mesurées ! Une rallonge de photocopies qui, soit dit en passant, n'est jamais venue. Mais, monsieur l'intendant, il n'est jamais trop tard pour bien faire : c'est à peine s'il m'en reste quatre-vingts au compteur pour tenir jusqu'à la Saint-Sylvestre ! Mon numéro de code est le 634, et je ne risque rien à le divulguer, vu ce qu'il me reste en stock...

En revanche, et je puis vous le jurer, jamais je n'ai songé aux Palmes. J'aurais dû d'ailleurs. D'abord parce que (entre nous !) c'est encore, et d'assez loin, ce qui coûte le moins cher à l'Éducation nationale ! (Je n'ai pas dit « au lycée », et je ne saurais trop remercier M. le proviseur et M. l'intendant des fonds qu'ils ont bien voulu affecter à cette petite cérémonie...) Ensuite et surtout parce que le précédent proviseur, toujours lui, m'avait laissé entendre, dès 1985, lors de mon premier succès à un championnat qui n'était alors que de France, qu'il demanderait ma nomination. Ce qui ne risquait pas de se faire puisque je ne pouvais justifier, à l'époque, des quinze ans de service réglementaires : dans l'Éducation nationale comme ailleurs, on le sait bien, la valeur attend encore souvent le nombre des années !

Cette fois, vous le constatez, je n'y ai pas coupé, et la première leçon que j'en tire sera toute de modestie : j'ai salement vieilli !

La seconde leçon, c'est qu'on ne se méfie jamais assez... Au fond, les Palmes, c'est un peu, en beaucoup moins grave bien sûr, comme le SIDA. On se dit d'abord que ça n'arrive qu'aux autres. On sait, bien évidemment, qu'il existe un risque, dès lors que l'on entre dans l'Éducation nationale. Mais on n'y pense pas, fort, peut-être, de ces quinze années d'immunité dont je viens de parler. On en rigole, même, au point de citer pour la circonstance le bon mot de Giraudoux : « L'homme se tient debout sur ses pattes de derrière pour recevoir moins de pluie et pouvoir accrocher des médailles sur sa poitrine. » Au mieux, on se promet de faire attention. On se gardera d'entrer dans l'administration, qui est une catégorie à risque : chacun sait bien que les chefs d'établissement et leurs adjoints sont aux Palmes académiques ce que les toxicomanes sont au SIDA... On se méfiera comme de la peste des partenaires multiples : fréquenter son proviseur ne présente, statistiquement, que peu de danger ; mais si vous entretenez en outre des relations suivies, même en tout bien tout honneur, avec le recteur et les inspecteurs d'Académie, le risque augmente... Et puis, on se répète que l'on saura se couvrir. Dans ce domaine comme dans tant d'autres, il existe, fort heureusement, ce que je serais tenté d'appeler... des préservatifs !

Le plus simple, c'est encore de rater une inspection ou deux. Ça, à l'occasion, je sais faire. Mais ce préservatif-là est décidément de mauvaise qualité : la preuve ! Il vaut sans doute mieux oublier de s'inscrire à un projet MAFPEN. Ça aussi, en principe, je sais faire. Mais ici, au Lycée des Flandres, et tant que M. D. sera proviseur adjoint, ce ne sera pas possible : il lui arrive de confondre les dates sur les notes de service, mais je puis vous affirmer qu'il ne laisse jamais passer une inscription sur Minitel. J'en sais quelque chose : j'ai tout essayé !... Et puis, en matière de préservatif, il y a le « must » : refuser de prendre en charge des stagiaires IUFM. Mais là, je reconnais bien volontiers que je ne suis pas bon. Je n'ai jamais su dire non. Ça a commencé il y a dix-sept ans avec ma femme, et ça continue. Il y en a d'ailleurs, ici, qui s'en sont aperçus. Et ce que M. le proviseur n'obtient pas à jeun (je veux dire, mais vous l'aviez compris : quand je suis à jeun !), il vient l'extorquer à un quelconque vernissage d'A.L.P.HA., alors même que j'ai un verre à la main. La dernière fois, je m'en souviens parfaitement, c'était à l'EDF, à l'occasion de la signature d'une convention de partenariat. C'est là, si j'ose dire, qu'il m'a mis au courant, profitant de ce que j'étais dans le gaz !

Le plus sûr, naturellement, serait encore de ne pas faire parler de soi. Comme aurait pu le dire Jean-Louis, emporté par ses métaphores aquatiques : pas de vagues, pas de palmes. C'est vrai que, de ce point de vue, Pivot et la télé, ce n'était pas vraiment l'idéal pour passer inaperçu ! J'ai bien senti, à ce moment-là, que je prenais des risques, mais vous savez ce que c'est : on fait l'autruche, on ne veut pas voir la réalité en face. On se dit que le soir de la superfinale, le recteur aura peut-être préféré regarder TF1 et l'inauguration d'Eurodisney. Et on ne fait pas le test. On néglige de consulter le Journal officiel...

Et voilà comment vous apprenez, trois à quatre semaines plus tard, dans les colonnes de la presse locale, qu'aux yeux de votre ministre de tutelle vous êtes positif.

Qu'à votre tour vous êtes victime du SIDA. J'entends du Syndicat des imprudents décorés par l'Académie...

Le drame, c'est qu'à partir de ce moment, totalement privé de vos défenses (vous connaissez le syndrome !), vous êtes encore plus vulnérable qu'avant... Vont alors se déclarer, dans la foulée, une ribambelle d'infections opportunistes : on vous confie l'organisation d'un concours départemental de dictée ; on vous bombarde pilote (moi, pilote ! Heureusement, cela fait sept ans que je m'occupe du BTS aéronautique...) d'une opération « maîtrise de la langue » ; à un niveau plus platement local, on vous nomme responsable de votre discipline : si vous saviez, mes pauvres amis, ce que, depuis que je suis « palmé », j'ai pu... brasser comme notes de service !

Cela dit, et au plus profond de mon désarroi, vous ne pouvez imaginer combien votre sympathique présence me réconforte. J'avais un peu peur, je l'avoue, même s'il n'y a plus guère de maladies honteuses aujourd'hui, de me voir rejeter par l'équipe éducative... Ne serait-ce, ce que je comprends tout à fait, que par peur de la contagion ! Que vous soyez venus boire, ce soir, à ce qui me reste de santé (ainsi qu'aux vacances, ne l'oublions pas) me fait presque une obligation de supporter cette épreuve dignement. Je ne sais que trop, rassurez-vous, les dangers qui guettent ceux que l'on appelle — peut-être parce qu'ils n'ont pas eu de pot — les « récipiendaires ». Je ne connais que trop la belle mise en garde de Gilbert Cesbron : « À force d'accepter les honneurs, on finit par croire qu'on les mérite... » Je ne vous en promets pas moins, en ce qui me concerne, de mettre tout en œuvre pour demeurer, et le plus longtemps possible, un... porteur sain !