Départ en retraite
de M. Jacques Messiant

École Ferdinand-Buisson d'Hazebrouck, 27 juin 1997

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs

Je suis sûr que le phénomène ne vous a pas échappé : après les scoubidous, les pin's et les magnets, la France vit désormais à l'heure des « tamagotchi ». Vous avez certainement entendu parler de ces animaux virtuels que l'on s'arrache actuellement dans tous les magasins de jouets. La presse s'est d'ailleurs récemment fait l'écho de cette nouvelle folie et pour ceux qui, étrangers à tout ce qui n'est pas notre Flandre profonde, ne sauraient pas encore ce qu'est au juste un « tamagotchi », je me permets de vous lire un court extrait de cet article de La Voix du Nord :

Nés au pays du Soleil-Levant en novembre 1996, les « tamagotchi », poussins virtuels sur écran à cristaux liquides, ont séduit plus de sept millions de Japonais. Débarqués en France fin mai, ils font un malheur.

Une fois éclos, le petit poussin grandit et meurt selon l'attention que lui porte son maître en poussant des boutons. Durée de vie moyenne : dix à quinze jours. Mais on peut en créer de nouveaux à l'infini.

« Ils ont tous un caractère différent, c'est toi qui l'éduques. Moi, je l'engueule souvent, il est discipliné et raisonnable », déclare Jonathan qui n'a pas hésité à payer plus que le prix courant de 99 F pour acquérir rapidement son œuf en plastique, de peur qu'il ne soit trop tard.

« C'est un véritable phénomène de société que l'on peut comparer à celui du Rubik's Cube dans les années 80 », selon Guy Pottier, directeur de marketing. (...) Tous les magasins de jouets de l'Hexagone sont en permanence en rupture de stock. (...)

Guy Pottier ne considère pas le « tamagotchi » comme un « jouet pour enfant ». « Il demande beaucoup d'attention et une certaine rigueur. (...) Juste avant de s'endormir, il faut bien regarder qu'il est propre, sinon il s'infecte et devient malade. Après, on doit lui faire des piqûres pour qu'il ne meure pas. Il faut absolument lui faire faire ses besoins régulièrement », explique Jonathan. (...)

Au fait, pourquoi le « tamagotchi » de Jonathan s'appelle-t-il Toto 2 ? « Au bout d'une semaine, j'ai tué le premier pour voir ce que donnerait le deuxième. »

Faut-il — excusez la familiarité de mon propos mais celle-ci me semble seule capable d'exprimer ma stupéfaction devant l'insondable profondeur de la bêtise humaine — faut-il que l'on s'enquiquine pour aller élever des poussins virtuels ! À quelque chose, au moins, malheur est bon : si, naguère, je l'avoue puisque nous sommes entre nous et que cela ne sortira pas d'ici, j'ai tressé le scoubidou, porté le pin's et camouflé le grand âge de mon réfrigérateur derrière des magnets, voilà une manie qui ne passera pas par moi. Et pour cause : mon « tamagotchi », vous l'avez déjà compris, il y a près de vingt ans que je l'ai. Et il ne s'appelle pas Toto 2, il s'appelle Jacques Messiant.

Bon, c'est d'accord : il y a des nuances. D'abord, Jacques n'a rien d'un poussin, quand bien même il lui serait arrivé de faire l'œuf pour distraire ses élèves ; beaucoup verraient plutôt en lui un de ces coqs de combat, qu'il a si souvent décrits dans ses livres. Ensuite, il n'est pas muni, du moins pas encore, d'un bip pour me sonner, il se contente pour l'instant du téléphone et du fax. Je ne suis pas davantage tenu de lui faire faire ses besoins, et c'est heureux car je ne serais pas outre mesure surpris qu'il en ait d'importants : chacun le sait, il n'y a rien de plus diurétique que la bière, et le bougre est expert en la matière... Il ne vous l'a pas dit parce qu'il déteste se faire mousser mais il a même reçu un diplôme pour ça. Dame ! On n'écrit pas un livre aussi documenté sur les estaminets sans, de temps à autre, remplir les chopes, ne serait-ce que pour vérifier qu'elles ne fuient pas... Non, je voulais simplement dire que si vous souhaitez mettre un peu de piment dans votre vie terne, il n'y a rien de tel que le « tamagotchi » Messiant...

Moi-même, avant de faire sa connaissance (c'était, je crois bien, tout à la fin des années 70), ma vie était un long fleuve tranquille que ne troublait pas la moindre Marie-Groëtte. J'étais un paisible fonctionnaire de l'Éducation nationale qui tondait régulièrement sa pelouse et promenait sa femme, chaque samedi après-midi que Dieu faisait, sur la grand-place d'Hazebrouck. Il m'arrivait même d'escalader à vélo les pentes du mont Cassel derrière mon collègue de lettres Jean Hamez, la vérité m'oblige à dire loin derrière car je me cassais le Lectron (1) à essayer de le suivre (les initiés me comprendront). Eh bien ! depuis que j'ai mon « tamagotchi » à moi, j'ai revendu le vélo, je ne sors plus ma femme et c'est elle qui tond la pelouse le samedi après-midi.

Car Jacques Messiant n'est pas seulement actif, il est contagieux. J'étais allé le voir, si mes souvenirs sont bons, pour échanger quelques cartes postales anciennes. Je suis ressorti de chez lui avec deux manuscrits sous le bras, un projet d'autoédition et un rendez-vous chez l'imprimeur. En rentrant chez moi, j'ai rangé mon album de cartes postales dans le meuble du salon, sans me douter qu'il n'en sortirait plus jamais. Je ne savais pas encore que je venais d'inaugurer une nouvelle collection : celle des emm...

Je ne me suis pas rendu compte immédiatement, en effet, que j'étais entré dans un jeu dangereux. Le jeu du « Jacques a dit ». Tout le monde, au cours de son enfance, a joué à ce jeu idiot où il faut, sans se tromper, exécuter les ordres qui sont précédés de la formule « Jacques a dit », alors qu'il n'en faut surtout rien faire quand ladite formule manque à l'appel. Il s'agit d'ailleurs là d'un divertissement inoffensif, tous les psychologues vous le diront, dès lors que l'on passe, l'âge de la maturité venu, à des occupations plus sérieuses. Le drame, c'est que je me suis mis à y rejouer adulte. Jacques a dit : « Il ne faut pas laisser tes manuscrits dans un tiroir », et j'ai publié. Jacques a dit : « Et si l'on créait une association culturelle ? », et j'ai pris la direction d'ALPHA. Jacques a dit : « C'est une bonne idée, ce concours littéraire », et j'ai fondé le Prix de la nouvelle...

Et pendant ce temps-là, ma femme, dans l'ignorance de cet ancien jeu dont je venais de redécouvrir la règle et, surtout, de la formule cabalistique susdite, s'étonnait que ses ordres ne fussent plus suivis d'aucun effet. Elle pouvait toujours s'égosiller : « Débarrasse la table » ou « Sors les poubelles » ! Du moment que ce n'était pas Jacques qui l'avait dit...

Autant le préciser tout de suite, Jacques Messiant est un « tamagotchi » sympa. Rien à voir avec ces casse-pieds virtuels qui vous réveillent la nuit et qu'il ne faut pas craindre de réprimander vertement, si l'on veut en rester maître. À mon « tamagotchi », c'est bien simple, je ne reconnais que des qualités.

Sa première qualité, et sans doute la plus belle, c'est l'enthousiasme. Je ne connais personne qui soit plus enthousiaste que Jacques Messiant. Il faut avoir assisté à une de ses conférences pour savoir que les documents qu'il vous commente se répartissent en trois catégories : il y a les étonnants, les extraordinaires et les exceptionnels. Le temps pour le profane que vous êtes d'écarquiller les yeux et de vous demander ce que le conférencier peut bien trouver d'extraordinaire à ce carreau de faïence ébréché ou à cette carte de Sanderus quasi illisible et vous avez perdu : ce diable d'homme est déjà au document suivant, celui-là carrément exceptionnel ! Ne vous y trompez pas : cette faculté de s'extasier est l'apanage des grands, au sein d'un monde qui, petit à petit, tend à se blaser de tout et du reste.

La curiosité intellectuelle, ensuite. Le drôle est curieux de tout : sorcellerie, tableaux, art culinaire, histoire, brocante, jeux populaires, châteaux, sa conversation est à elle seule un recueil de nouvelles de Roald Dahl. Sa maladie préférée, je crois pouvoir le révéler ici, est d'ailleurs la hernie, qu'elle soit discale ou inguinale. Un signe qui ne trompe pas : même ses organes ne restent pas en place.

La générosité, encore. On ne compte plus, à Hazebrouck et bien au-delà, les gens qu'il a révélés puis lancés, qu'il les ait associés à ses productions ou simplement encouragés à tenter leur chance. Mais c'est chez lui un réflexe naturel, une seconde nature que ce besoin de tout partager. Sa devise pourrait être : là où il y a des emm... pour un, il y en a pour plusieurs.

Le bagou, aussi. Quand vous viendriez d'obtenir le prix Goncourt, je vous déconseille fortement de participer à une fête du Livre aux côtés de Jacques Messiant, à moins, évidemment, que vous n'ayez entrepris une thèse sur le chômage technique. Combien de fois n'a-t-il pas revendiqué fièrement son statut d'auteur-éditeur ! Je me dois ici, quelle que soit l'amitié que je lui porte, de m'inscrire en faux. Nous, nous sommes des auteurs-éditeurs. De même qu'il y a des auteurs-compositeurs-interprètes, lui est un auteur-éditeur-vendeur. On me pardonnera l'évocation d'un souvenir personnel, le plus cuisant de toute ma carrière de plumitif. Un jour que, dans un salon quelconque, je n'avais rien vendu, une dame s'arrête devant mon stand, l'air vivement intéressé. Elle regarde longuement la couverture de mon livre puis, sans le quitter des yeux, elle pose son sac, qu'elle avait volumineux, à terre. Elle y plonge résolument la main pour en extirper, ô joie ineffable, son porte-monnaie. Et alors que je m'efforce de conserver cette expression indifférente qui cache mal l'intense satisfaction d'avoir peut-être sauvé ma journée et payé mon essence, elle en sort... un ample mouchoir dont elle se sert bruyamment, les yeux toujours rivés sur la couverture. Eh bien, mesdames et messieurs, voilà le genre d'affront que l'on ne fera jamais à un Jacques Messiant. Si pareille mésaventure lui arrivait à lui, je vous fiche mon billet qu'il réussirait à vendre à la bonne femme un paquet de Kleenex !

La franchise, enfin. En ces temps aseptisés où l'euphémisme est roi, où les nains deviennent des personnes à la verticalité contrariée, où les obèses n'accusent plus qu'une légère surcharge pondérale, et où le plus humble des balayeurs est promu technicien de surface (sans voir sa feuille de paie revalorisée pour autant), Jacques Messiant a continué d'appeler un chat un chat. Tâche parfois périlleuse au sein d'une Éducation nationale qui n'est pas la dernière à céder aux délices du jargon, comme en témoigne cet entrefilet paru, lui aussi, dans La Voix du Nord, le 3 juin dernier, et émanant de l'université de Lille I : « Nous aborderons la scolarisation des enfants d'immigrés en nous appuyant sur le concept de projet migratoire des parents comme principe orientant les stratégies éducatives et, par conséquent, les types de mobilisation mis en œuvre en vue de favoriser la réussite scolaire des enfants. » En langage clair, ça veut dire : « On va essayer de faire mieux. » Je ne sais pas, en tout cas, si les élèves de Jacques Messiant sont devenus des « apprenants », comme on le voit parfois écrit aujourd'hui dans certaines circulaires traitant des sciences de l'éducation ; je ne sais pas davantage s'il est toujours un instituteur ou s'il est assimilé à un professeur des écoles. Ce que je sais, c'est que lui est resté un maître, au sens noble du terme... Au sens de celui qui façonne, qui montre la voie et, à l'occasion, n'hésite pas à prendre ses responsabilités. Ça ne conduit pas forcément à toutes les palmes (2), mais ça vous vaut à coup sûr les plus belles de toutes : celle de l'amitié que vous tous, ici, êtes venus lui témoigner, et, surtout, celle du respect que lui vouent aujourd'hui les enfants qui ont eu la chance d'être dirigés, de main de maître, par lui.

On a voulu faire croire à l'aimable assistance que Jacques Messiant prenait sa retraite. Une farce de mauvais goût, évidemment, à laquelle je ne suis pas précisément fier d'avoir apporté ma caution personnelle. Un Messiant qui prend sa retraite, c'est aussi incongru qu'une Dorothée qui chante en direct... Moi, je préfère croire qu'il s'agit là d'une fausse sortie et que, tel un Patrick Sébastien qui nous annonce chaque année qu'il quitte la télé pour réapparaître, trois mois plus tard, sur une autre chaîne, il va nous revenir, plus sémillant que jamais, en septembre prochain.

Et puis je vais vous dire : je suis moins impatient que Jonathan de tuer mon « tamagotchi » pour voir ce que donnera le suivant. Quand je pense à la montagne d'occupations que m'a value celui-ci alors qu'il était encore en exercice, je frémis à l'idée de ce que sera le Messiant 2... à présent qu'il va avoir du temps devant lui ! »

Bon courage, Anny...

 

(1) Le regretté Jean Hamez était le créateur d'un jeu vidéo qui portait ce nom. (2) Jacques Messiant est aujourd'hui chevalier des Palmes académiques et des Arts et Lettres.