Le français, langue vivante ?
Théâtre Charcot, Marcq-en-Barœul
21 mars 2022
Si cela n'avait tenu qu'à moi-même, cette conférence se serait sans doute drapée dans des accents pompidoliens et se serait intitulée « Mais quand cessera-t-on d'emmerder le français ? » Avec une minuscule, il va sans dire, puisque c'est de notre langue qu'il va être question ce soir. Voilà qui eût sans doute été d'actualité (le verbe emmerder étant, si j'ose dire, « en même temps » macronien). Voilà surtout qui eût davantage correspondu à mon état d'esprit du moment, mais j'ai compris à demi-mot qu'une question si vertement formulée risquait d'effrayer le chaland. Quand je dis que j'ai compris, c'est plutôt l'ami Marcel Bluteau qui me l'a fait comprendre, et on ne discute pas avec son ancien chef de service à La Voix du Nord ! Nous sommes donc tombés d'accord sur un autre titre qui, lui, ne mangeait pas de pain — en tout cas, aurait dit ce bon Fernand Raynaud, pas celui des Français : « Le français, langue vivante ? » Avec un point d'interrogation quand même, car, congédié par la porte, je ne manque jamais de revenir par le soupirail de la cave, n'en renonçant pas pour autant à alerter les foules : vivante, notre langue ne le restera peut-être plus très longtemps ! Il semblerait d'ailleurs que beaucoup fassent actuellement tout ce qu'ils peuvent pour qu'il en soit ainsi.
Répéter jusqu'à plus soif que le français est une langue vivante tient d'ailleurs lieu d'argumentaire, sinon de slogan, à tous ceux qui font profession de minimiser les attaques dont le français est aujourd'hui victime. Sous-entendu : il s'en remettra, parce que c'est justement le propre d'une langue « vivante » que d'ouvrir grands les bras aux influences extérieures sans les craindre en rien, que d'enfreindre ses propres règles pour faire preuve de sa capacité à évoluer, bref de bouger pour ne pas se momifier entre les mains, attentionnées mais sclérosantes en diable, de ces affreux « puristes » (le mot qui fait peur est lâché !) ».
Alors oui, comment ne pas reconnaître que le français pur est, historiquement parlant, une vue de l'esprit ? S'il nous arrive de temps à autre de l'oublier, personne n'ira nier, pour peu que l'on se penche sur son histoire, que le français que l'on parle aujourd'hui ne soit le fruit d'emprunts et d'échanges continuels avec l'étranger. Erik Orsenna, académicien et ex-plume de François Mitterrand, et Bernard Cerquiglini, linguiste oulipiste qui préside aujourd'hui aux destinées de l'écurie Larousse, prennent un malin plaisir à le rappeler dans un livre gentiment provocateur par les temps et la campagne électorale qui courent : « Si les mots immigrés, c'est-à-dire la quasi-totalité des mots de notre langue, décidaient un beau jour de se mettre en grève, lit-on sur la quatrième de couverture dudit ouvrage récemment paru chez Stock, les apôtres de la pureté nationale deviendraient muets. » Et il n'est que trop vrai qu'il existe très peu de mots qui puissent à bon droit se prétendre « de souche » ! Quant à la jubilation bien compréhensible que l'on peut éprouver à voir Astérix, sous le crayon alerte d'Uderzo, distribuer les baffes aux légionnaires de Jules César, c'est peu dire qu'elle relève de l'aveuglement : la part du gaulois dans le lexique du français, cela a été dit et redit au risque de froisser les nostalgiques de Gergovie que nous sommes, relève de la portion congrue. Une centaine de mots tout au plus, une misère en regard de ce que notre langue doit au latin. Et il n'est pas même sûr que les citer apporterait beaucoup à notre gloire ni à notre réputation : on trouverait certes, et sans chercher outre mesure, le glaive, le tonneau et la braguette, mais ceux-là auraient tôt fait de nous renvoyer à l'image d'Épinal d'un Gaulois porté sur la bagarre, la boisson et la gaudriole ! Il est des patrimoines, dont il vaut mieux ne point trop s'enorgueillir... Linguistiquement parlant en tout cas, il serait plus honnête d'avouer que nous nous sommes comportés d'emblée en collabos, adoptant sans états d'âme particuliers la langue d'un envahisseur que l'état de ses routes, le confort de ses villes et la qualité de ses écoles avaient tout pour rendre séduisant. Le regretté René Goscinny est certainement plus proche de la réalité historique quand, dans Le Combat des chefs, il nous brosse le portrait d'un Aplusbégalix gagné aux coutumes romaines que quand il nous vante les prétendus exploits des irréductibles du petit village gaulois que nous connaissons bien !
Faut-il vraiment porter le coup de grâce en révélant ici que le gallo-romain appelé à devenir bientôt le français devait infiniment moins au latin léché d'un César occupé à rédiger ses Commentaires à la troisième personne qu'à celui, autrement brut de décoffrage, de ses soldats ? De quoi rabattre, vous en conviendrez, plus d'un caquet et d'un cocorico !
La suite n'est pas beaucoup plus glorieuse. Le moins que l'on puisse dire, c'est que, dans les siècles qui ont suivi, nous avons fait flèche de tout bois lorsqu'il s'est agi de jeter dans la marmite de notre idiome national (et pour ne citer que ces quelques ingrédients, le reste de la recette n'ayant pas survécu à la mémoire des druides) le germanique jardin, le scandinave bidon, le néerlandais matelot, l'arabe magasin, le persan bazar, l'italien baguette (c'est le béret basque qui va se sentir orphelin !), l'espagnol camarade, l'hébreu cidre (eh oui, si on vous demande si ce sont les Normands qui ont inventé celui-là, c'est plutôt p'têt' ben qu'non), le portugais paillote, le polonais meringue, le hongrois sabre, le tchèque robot, le serbe vampire, l'esquimau kayak, le norvégien ski (attention à ne pas confondre, le ski ne nous vient pas de l'esquimau), l'algonquin toboggan, le bantou chimpanzé, le turc cravache, le malais pangolin (ce qui, malgré tout, importe peu, ce dernier s'étant fait traiter de tous les noms, et dans toutes les langues, quand on l'a soupçonné, il y a peu, d'avoir refilé la covid à l'homme). Je n'ai pas évoqué le russe : vous aurez deviné que c'était là ma modeste et non moins courageuse contribution aux représailles toutes symboliques que vous savez. Je ne doute pas que Vladimir ne m'en veuille beaucoup au point d'avoir d'ores et déjà braqué sur ma maisonnette de Flandre intérieure un de ses missiles hypersoniques, et c'est pourquoi j'aimerais autant que cette omission des plus provocatrices ne transpirât pas hors de cette salle. Je vous fais confiance ! Vous n'aurez pas été non plus sans remarquer que j'avais oublié l'anglais. D'abord parce que je n'ai rien, hélas, à vous apprendre en la matière, vous vivez la chose jour après jour et, je veux le croire, aussi douloureusement que je la vis moi-même. Ensuite et surtout parce qu'en l'espèce il s'agit d'un rendu pour un prêté. Nous avons tiré les premiers il y a quelque mille ans, dans le sillage de Guillaume le Conquérant, en introduisant nos propres vocables outre-Manche, dans ce qui s'apparentait à une authentique invasion. Et puis, quelques siècles plus tard, à la faveur d'une Révolution française tombée amoureuse des institutions et des mœurs politiques britanniques, le tout nous est revenu, sans que nous en soyons toujours conscients d'ailleurs. C'est ainsi que, dans un premier temps, notre bougette (un petit sac servant de bourse) est devenu budget ; puis, par la suite, que le Tenetz ! jadis lancé par le joueur de paume au moment de servir sa balle s'est mué en tennis et que notre chalenge médiéval s'est enrichi d'un « l » en même temps qu'il se faisait appeler [challèndje]. Un retour sur investissement dont, pour une fois, on se fût volontiers passé, mais on serait malvenu à reprocher aujourd'hui aux autres ce que nous leur avons fait hier ! Vous avez d'ailleurs déjà compris que nous aurions à y revenir plus longuement tout à l'heure.
Vous me direz, et vous aurez pleinement raison, que l'on ne juge pas du génie d'une langue à l'aune de son seul vocabulaire. D'abord, il est rare que le mot soit greffé tel quel et sans autre forme de procès sur la langue d'accueil : il lui faut la plupart du temps être digéré par les gosiers du cru. Je n'apprends là rien que ne sachent déjà ceux qui, rompus aux pentes douces de notre mont des Cats, se sont un jour mis en tête d'appeler par son nom le volcan d'Islande qui a réuni « à l'insu de leur plein gré » Dany Boon et Valérie Bonneton sur des routes aux airs de déroute : Eyjafjallajökull (je n'ose garantir la prononciation). Plus modestement, mais plus utilement aussi, Erik Orsenna, toujours lui, observe avec malice que, si nous n'avons vu aucun inconvénient à ce que les Francs fissent du florem latin une fleur, il n'a jamais été question de faire subir le même sort à l'amorem, ce qui nous eût conduits tôt ou tard à devoir faire... « l'ameur » (avouez qu'on l'a échappé belle, on n'aurait plus été très loin de « l'amûûûr » de Johnny). Pour le coup, nous avons préféré nous tourner vers l'occitan et son autrement chaleureux amour, lequel a au moins le bon goût de rimer avec le troubadour qui le chante ! Tout cela pour dire que l'important n'est pas tant ce que l'on emprunte aux autres que ce que l'on en fait. Personne, je crois, ne songerait sérieusement à reprocher à La Fontaine de s'être inspiré d'Ésope ou de Phèdre quand on voit les chefs-d'œuvre tellement personnels, tellement français aussi, qu'il en a tirés. De surcroît, la syntaxe d'une langue est sans doute autrement représentative de l'esprit de ses locuteurs que le lexique : la place que prennent les mots dans la phrase, le fait même qu'ils aient une place plus ou moins assignée, plus ou moins codifiée, dans ladite phrase (le français est sans doute, parmi les langues romanes, la plus rigide sur ce point précis — songez à la sacro-sainte séquence sujet/verbe/complément qui a fait les beaux jours de l'enseignement sous la IIIe République), leur interdépendance plus ou moins étroite par le jeu des accords, la place de l'épithète (après le nom qu'elle qualifie en français, sauf exception, ce qui nous permet de distinguer entre le grand homme qu'était de Gaulle et... l'homme grand qu'il était tout autant), la préférence accordée à telle catégorie grammaticale plutôt qu'à telle autre, voilà un terrain de jeux quasi illimité pour nos linguistes. Faute de temps, je me garderai bien, vous vous en doutez, d'entrer dans le détail de leurs savantes analyses qui pourraient fort bien, à cette heure avancée de la journée, plonger certains d'entre vous dans une somnolence qui n'aurait pas même l'excuse d'être postprandiale ! Qu'il vous suffise de savoir que, s'il est convenu de considérer que la langue française est née avec les serments de Strasbourg, ce traité d'assistance mutuelle signé en 842 entre deux des petits-fils de Charlemagne, Charles le Chauve et Louis le Germanique, l'un et l'autre contraints de s'exprimer dans la langue des troupes d'en face pour en être compris, c'est aussi, au dire des spécialistes, parce que, dans une syntaxe qui est encore bien loin d'avoir évacué les réflexes du latin, on y assiste à l'émergence du pronom sujet, qui n'était pas dans les habitudes de la langue de Cicéron.
Et tout ça, comme aurait pu le chanter un certain Maurice Chevalier, ça fait... un excellent français ! Ce patchwork fait de bric et de broc (et c'est à dessein, vous l'aurez compris, que pour une fois je m'autorise à user de cet anglicisme) aura conduit, non seulement au La Fontaine que j'évoquais il y a un instant, mais à Molière, mais à Racine, mais à La Bruyère, j'en passe et des non moins bons, et aussi, un peu plus tard, à Voltaire, à Balzac et à Flaubert. Le miracle du français, c'est sans nul doute cette rencontre, hautement improbable, entre un idiome qui était très éloigné de sa maturité et plusieurs générations de génies de l'écriture venues à point nommé pour l'illustrer, au sens où l'entendait Du Bellay, lui apportant la caution de leur immense talent. Peut-on décemment lire la Phèdre de Racine sans succomber, à chaque page, à la force incantatoire de notre langue ? se réciter à voix haute un vers aussi fluide que « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur », un alexandrin tout entier fait de monosyllabes, des plus banals qui plus est, sans mesurer la chance que nous avons d'en jouer chaque jour que Dieu fait ?
Force m'est pourtant de reconnaître que cet atout littéraire, s'il est évidemment, aux yeux du professeur de lettres que j'ai été, le plus cher à mes yeux, le plus digne aussi puisqu'il se fonde sur les valeurs intrinsèques du français, n'aura été ni le seul, ni même sans doute le plus déterminant pour faire de ce patois d'Île-de-France que l'on prononçait [françoué] une langue qui a prétendu, des siècles durant, à l'universalité ; en d'autres termes, pour le faire passer du statut de langue vernaculaire à celui de langue véhiculaire. Il est sans doute excessif de prétendre, comme on ne l'entend pourtant que trop souvent, que le français fut, au temps de sa grandeur, parlé par toute l'Europe. Mais par toutes les cours d'Europe, c'est sans doute vrai, aussi vrai que l'on s'arrachait dans ces mêmes cours, de celle de Frédéric II de Prusse à celle de la grande Catherine de Russie, nos philosophes, qu'ils aient nom Voltaire ou Diderot. Loin de moi, croyez-le bien, l'idée d'insinuer que le rayonnement culturel n'y était pour rien. Mais ce dernier, ne l'oublions jamais à l'heure d'incriminer un français trop compliqué pour expliquer son recul d'aujourd'hui, fut épaulé d'importance par la puissance économique de notre État, puis par celle de nos armées. C'est Lorànt Deutsch qui le note dans son ouvrage Romanesque, la folle aventure de la langue française, et ce à propos du XIIIe siècle déjà, surnommé le Siècle d'or de Saint Louis : « À l'international, le choix est fait. La langue française, l'ancien dialecte d'Île-de-France, est devenue un parler européen. Pour bien écrire, pour se faire comprendre, pour étendre son public, il faut écrire en français. » Et il explique : « Il est vrai que la France est au plus haut de son prestige. C'est d'abord la population la plus nombreuse de tous les pays d'Europe, vingt millions d'habitants au moment où l'Allemagne n'en a que quatorze, l'Italie un peu plus de huit et l'Angleterre à peine quatre. La France, pays peuplé et prospère ! L'usage généralisé du cheval de labour et les améliorations des cultures permettent d'atteindre des rendements exceptionnels dans la récolte du blé et la production de vin. Et le commerce extérieur est en plein essor. On exporte les vins du Sud ; le blé de la Beauce, de la Brie, des grandes plaines du Nord et de la haute Auvergne ; le fer du Poitou et de la Bretagne. Tout ce fructueux négoce amène les rois à frapper de riches monnaies comme le tournois d'argent ou l'écu d'or. » Voilà pour l'opulence. Mais, pour ce qui est de la puissance militaire, la suite n'est pas mal non plus. Louis XIV, ses châteaux et ses jets d'eau, ce n'était pas rien. En matière de promotion de la langue, Napoléon, quand on ne le célébrerait plus aujourd'hui qu'en catimini et presque en s'excusant, au nom d'une repentance tous azimuts qui finira bientôt par nous faire préférer la morne plaine de Waterloo au soleil d'Austerlitz, ce n'était pas franchement un handicap non plus. C'est Cavanna, un immigré italien tombé amoureux de notre langue au point de lui dédier un ouvrage sublime intitulé Mignonne, allons voir si la rose (c'était au temps béni de l'intégration), qui le rappelait, sans circonlocutions superflues : « Une langue n'est conquérante qu'autant que le peuple qui la parle est conquérant et pèse de toute sa suprématie sur les peuples environnants, par la force des armes, par le monopole du commerce ou de l'industrie... Et la culture, hé ? La culture, c'est comme le reste, elle est du côté des gros bataillons et des gros comptes en banque. Nous ne parlerions pas une langue issue du latin si les Romains n'avaient pas vaincu et soumis la Gaule. L'Europe entière, du moins l'Europe aristocratique, parla français aussi longtemps que, de Richelieu à Bonaparte, les armées françaises mirent l'Europe à feu et à sang. Les classicismes s'épanouissent au pied des trônes vainqueurs. Corneille, Racine, ni Molière ne sont nés au Luxembourg. Voltaire, Diderot ni Balzac ne sont nés à Monaco. Et si Rousseau vit le jour en Suisse, il s'en est bien vite échappé. » Je crois qu'il est inutile de commenter. Je le ferai malgré tout, par le biais d'une boutade : l'armée a beau être qualifiée souvent de « grande muette », c'est elle, la plupart du temps, qui fait parler, et dans la langue des vainqueurs !
Une parenthèse tout de même, ne serait-ce que pour constater que certaines langues mortes résistent mieux que d'autres et s'offrent, si j'ose dire, une vie après la mort, entendez après que la page du grand livre de l'histoire semble s'être définitivement refermée sur elle. Le latin a incontestablement survécu à la disparition de l'Empire romain d'Occident, que l'on situe par pure convention au moment de l'abdication de l'empereur Romulus Augustule en 476, et pas seulement à travers ces langues dites romanes. Il ne faudrait pas oublier qu'elle demeura la langue officielle de la chrétienté et qu'elle ne disparut de nos églises, non sans quelques atermoiements d'ailleurs, que près de quinze cents ans plus tard, en 1965 pour être précis. Ce n'est d'ailleurs pas se montrer iconoclaste que de se demander si l'Église s'en est totalement remise. Et que dire de la trace que ledit latin aura laissée dans notre propre langue, par le biais de ces expressions figées que nous employons sans plus y penser, dans les moindres circonstances de notre vie quotidienne ? Il me souvient d'avoir rédigé, il y a quelque sept ans, une chronique pour le grand journal régional Vox septentrionalis que j'avais intitulée « Nous sommes tous des latinistes ! » et qu'avec votre permission je m'en vais vous lire, histoire de vous convaincre :
« D'aucuns, pour relativiser une éventuelle marginalisation des langues anciennes dans l'école de demain, ont ouvertement douté de la place qu'elles pouvaient tenir dans le monde d'aujourd'hui. Réponse ci-dessous.
C'est toujours pareil avec l'Éducation nationale : on proclame urbi et orbi que l'on ne proposera pas une énième réforme (errare humanum est, perseverare diabolicum !) et un beau matin, in extremis, on en sort une de son chapeau. C'est que, nous assène-t-on ex abrupto, c'est la condition sine qua non pour sortir de l'ornière un enseignement in articulo mortis : comment se complaire dans le statu quo quand, grosso modo, le classement Pisa fait de nos chères têtes blondes des minus habens ? D'autant que tout ça n'est pas gratis pro Deo... Alors alea jacta est : on nous explique, dans un discours ex cathedra, que l'on a trouvé le moyen ad hoc pour remonter la pente. Il faut dire que cette fois a planché sur la question le nec plus ultra de la pédagogie hexagonale : des quidams qui, a priori, n'ont qu'une expérience limitée du terrain mais qui, a posteriori, en parlent comme personne.
"Plaidoyer pro domo !", s'indigne alors l'opposition qui, avant même d'avoir lu le projet in extenso, crie au casus belli et met son veto. Celle-ci n'a plus, stricto sensu, qu'une obsession : envoyer ad patres un texte bâti ex nihilo et sans concertation aucune, ainsi que son auteur, devenu persona non grata, même s'il est clair qu'il n'a pas agi motu proprio. Si nécessaire en recourant — horresco referens ! — à des arguments ad hominem. En en appelant, aussi, au vulgum pecus et à la rue : de facto, la vox populi n'est-elle pas la vox Dei ? Le referendum, après tout, n'est pas fait pour les chiens...
Que le ministre sache, de plus, qu'il serait vain d'attendre le soutien d'un quelconque alter ego, a fortiori de ses devanciers rue de Grenelle. Surtout s'ils appartiennent au même camp : qui bene amat, bene castigat !
Tout espoir de modus vivendi étant à écarter, le pouvoir se trouve alors placé devant un dilemme : imposer manu militari son projet de loi ou, nolens volens, l'ajourner sine die, après avoir fait son mea culpa. Mais, quoi qu'il fasse, il sait déjà qu'in fine, cet épisode restera comme l'annus horribilis du mandat. Le faux pas qui lui vaudra de se retrouver dans l'opposition dès les échéances suivantes. Acta est fabula. Ite, missa est !
Vous avez dit langue morte ? »
Voilà. Je me permettrai seulement de préciser, pour ceux qui ne parleraient pas latin couramment, que motu proprio n'a jamais voulu dire « sans que le propriétaire ait pu donner son avis » ! Mais revenons à notre français, sur le berceau duquel nombre de fées des mieux disposées se sont visiblement penchées. Nous avons déjà souligné ci-dessus qu'il n'avait pas eu particulièrement à se plaindre des écrivains, sa petite enfance coïncidant largement avec l'âge d'or de notre littérature. Ajoutons qu'il bénéficia tout autant des attentions d'un pouvoir qui comprit très tôt le parti qu'il pouvait tirer, politiquement parlant, d'une langue commune et unifiée, qui pût porter la parole — sinon bonne, du moins royale — jusque dans chaque recoin d'un territoire passablement divers et divisé. On l'avait remarqué dès 1539 avec l'ordonnance de Villers-Cotterêts, édictée par François Ier et traditionnellement considérée comme l'acte fondateur de la primauté du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume de France : les décisions de justice et, plus généralement, de l'administration devaient, par souci de clarté, être signifiées aux justiciables et administrés « en langages maternels français et non autrement ». Ce n'est pas encore l'obligation pure et simple du français, c'est la Révolution qui s'en chargera, mais le latin, langue de l'écrit et des élites, se trouve clairement écarté au profit du français et, on l'oublie trop souvent, des autres langues maternelles de France.
On s'en persuadera davantage encore avec la fondation, en 1634, de l'Académie française par Richelieu. Au-delà des préoccupations spécifiquement linguistiques, il ne fait aucun doute pour personne aujourd'hui qu'il en était de plus basses, de plus pragmatiques en tout cas, qui visaient à unifier par la langue un pays encore instable et volontiers rebelle, qu'allaient d'ailleurs ébranler peu après les soubresauts de la Fronde. On ne répétera jamais assez que, bien avant l'hymne national et le drapeau tricolore, la langue aura été le premier symbole de l'unité de la nation. L'une de ses fiertés, aussi. Combien se seront reconnus dans cette parole fameuse d'Albert Camus : « Oui, j'ai une patrie : la langue française. » ?
Mais ça, comme on dirait chez Krys, c'était avant.
Aujourd'hui, de même que les drapeaux se brûlent et les hymnes se sifflent plus qu'ils ne se chantent, la langue est sur le gril (avec un seul « l », je me permets de le rappeler au passage : abandonnons le second au Buffalo du coin). Il ne se passe pas un jour sans qu'elle soit attaquée, remise en cause, contestée dans sa forme comme dans son fond. Et les coups viennent, littéralement, de partout.
Reconnaissons tout de suite, simple question d'honnêteté intellectuelle et parce que rien au monde n'est jamais tout blanc ni tout noir, qu'ils ne sont pas toujours immérités, et que le français est souvent puni par où il a péché.
Il a d'abord à faire face à la rancœur des régionalistes, qui ne lui pardonneront jamais d'avoir, en son temps, froidement et méthodiquement étouffé les idiomes locaux, perçus, on vient de le voir, par un pouvoir centralisateur, qu'il fût monarchique ou jacobin, comme autant de facteurs de division, pour ne pas dire de possible sédition. Le français s'est en effet construit, je ne vous l'apprends évidemment pas, sur un champ de ruines, celles des patois et langues secondaires mis, pour l'occasion, sous le boisseau. Inutile de rappeler ici, je pense, qu'à l'école de la IIIe République, si souvent louée pour son efficacité pédagogique dans l'apprentissage des fondamentaux (lire, écrire, compter), les coups de règle ne s'abattaient pas seulement sur les doigts de ceux qui accordaient mal le participe passé : ils étaient dispensés tout aussi généreusement à quiconque avait le mauvais goût de continuer à s'exprimer dans le patois du cru ! Claude Duneton fut probablement l'un de ceux qui ont le mieux analysé cette rupture assumée, au XVIIe siècle, entre ce français dont on entendait faire la langue véhiculaire du royaume et les parlers vernaculaires, renvoyés sans ménagement à leurs imperfections crasses. Dans un ouvrage dont le titre fait froid dans le dos, La Mort du français, il souligne ainsi ce divorce :
« Bien entendu, à chaque étape de son histoire, une langue « nationale » passe nécessairement par le pouvoir. Elle s'y remodèle plus ou moins, s'y trie selon les goûts du prince — elle monte en l'air, pourrait-on dire, puis elle retombe en se disséminant, en s'infiltrant dans les couches populaires d'où elle est venue. C'est l'image d'une fusée de feu d'artifice qui retombe en pluie sur la foule ébahie. Que le pouvoir soit royal ou républicain ne fait rien à l'affaire, le mouvement est le même (...). Ce remoulage étatique est plus ou moins commun à toutes les langues. Cependant, il s'est produit en France, au XVIIe siècle, une hypertrophie du phénomène. Il est essentiel de savoir pourquoi, ou du moins d'essayer de percer un secret jusqu'ici bien gardé : qu'est-ce qui a conduit notre langue à se dissocier progressivement des parlers usuels du royaume, au point de se scinder en deux dialectes distincts ? Nous avons d'un côté un français écrit, littéraire, pratiqué par une élite, faisant cavalier seul dès la fin du XVIIe siècle, de l'autre côté un usage langagier de plus en plus distancé, qui reste sur place, abandonné au peuple, exclu de littérature, parlé par la quasi-totalité des provinces d'oïl du royaume, et néanmoins tenu pour nul et irrecevable. »
Combien de fois, dans ma panoplie de défenseur de la langue française, ne me suis-je pas moi-même senti gêné aux entournures en me réclamant, pour faire pièce à l'impérialisme d'un anglais sûr de lui et dominateur, du pluralisme linguistique ? À l'échelle du monde, le français se retrouve aujourd'hui dans l'inconfortable situation qu'ont connue hier les langues régionales. Il a sans doute un passé autrement glorieux à faire valoir ; il peut, comme on l'a vu, se parer des plumes de cette littérature considérée par beaucoup, même loin de nos frontières, comme l'une des plus brillantes, il n'en reste pas moins qu'il fut oppresseur avant d'être opprimé, et que cela fait désordre en ces jours de repentance et de « wokisme » tous azimuts. Il n'est pas indifférent, de ce point de vue, que la Délégation générale à la langue française, bras plutôt désarmé du ministère de la Culture, soit devenue, il y a quelques années, la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France) : le français n'a pas seulement à lutter pour sa survie face à l'ogre anglo-américain, il doit au surplus protéger ses arrières contre les assauts revanchards des langues régionales. Cela se lit sur les panneaux toponymiques de nos bourgades, qui nous font nous demander de plus en plus si la langue de la République, comme l'affirme pourtant l'article 2 de notre Constitution, demeure bien le français. Cela se confirmera dans quelques semaines sur la scène de l'Eurovision, puisque la France y sera représentée par un groupe de musique à tendance électro s'exprimant... en langue bretonne.
Et si seulement la contestation se limitait à l'Hexagone ! Elle s'étend en réalité à la francophonie tout entière, laquelle supporte de plus en plus difficilement la tutelle d'une Académie française dont il est aisé, et donc tentant, de brocarder un cérémonial grandiloquent et obsolète qui cache de plus en plus mal une patente inefficacité. Nos voisins belges sont persuadés d'avoir les meilleurs grammairiens et s'agacent de constater que leur avis n'est pas davantage pris en considération (force est pourtant de reconnaître qu'il l'a été, et largement, lors des Rectifications orthographiques de 1990, André Goosse, gendre et successeur de Maurice Grevisse à la tête du Bon Usage, ayant été un élément moteur du Conseil supérieur de la langue française qui fut à l'origine desdites Rectifications). Les Québécois, forts de la résistance — exemplaire, il faut bien l'avouer — qu'ils ont toujours opposée aux visées expansionnistes de l'anglais, chez lui sur le continent américain, n'hésitent pas non plus à jouer à l'occasion les donneurs de leçons, nous reprochant à juste titre notre timidité à combattre les anglicismes... sans toujours voir qu'ils ne sont pas eux-mêmes blancs comme la neige des Laurentides. Leurs anglicismes ne sont pas les nôtres, c'est tout, et je n'en veux pour preuve que ce chauffeur de taxi qui, en me promenant dans Montréal, prenait la peine de me signaler ceux des immeubles qui venaient tout juste d'être « revampés » ! Les Suisses sont sans doute plus discrets, mais ils ne sont pas loin de penser, eux aussi, qu'il n'y a pas un français, mais des français. Le centralisme qui, tout pesant qu'il était, avait fait la force de notre langue à l'époque de sa grandeur est manifestement devenu un handicap en ces temps d'émancipation : sur bien des points aujourd'hui (réforme de l'orthographe, féminisation des noms de métiers et de fonctions), francophonie rime avec cacophonie. Ce n'est sans doute pas la meilleure des nouvelles, à l'heure de faire entendre une voix qui s'enroue de plus en plus.
Et pourtant, on ne saluera jamais assez les efforts de nos frères ennemis de la lexicographie — vous avez bien sûr reconnu Larousse et Robert — lesquels, chaque année, font assaut d'exotisme en rendant justice à une poignée de belgicismes, d'helvétismes, de québécismes et d'africanismes que le reste du monde nous envie sûrement. Les scrabbleurs, qui sont probablement nombreux dans cette salle qui réunit des amoureux de la langue française, en savent quelque chose, puisque l'ODS en fait aussitôt ses choux gras (les lettres chères se moissonnent plus sûrement dans la steppe que sur le macadam du 93), les autorisant par exemple à conjuguer un verbe comme cabiner, qui a cours en Afrique subsaharienne pour « faire caca ». Scrabbleur moi-même, quoique régulièrement défait par mon épouse, qui n'a pas sa pareille pour jongler avec les kets et les kots bruxellois, je ne ferai jamais partie de ces aigris qui osent insinuer que, plus que d'un œcuménisme linguistique militant, cette instillation par quotas dans les colonnes de leurs dictionnaires relève sans doute de l'espoir de vendre ces derniers, qui paraissent désormais tous les ans avec les obligations de renouvellement et d'originalité que cela suppose, au-delà de l'Hexagone. J'ai donc été aux anges, en apprenant, il y a quelque deux ans, que l'interjection tata servait, surtout dans le langage enfantin, à dire « merci » en Louisiane, et « au revoir » en Nouvelle-Calédonie. Et que c'était même, en Nouvelle-Calédonie toujours, un geste de la main pour dire « bonjour » ou pour prendre congé de quelqu'un. Je ne me serais probablement pas remis de l'ignorer. En revanche, j'avoue que j'ai du mal à partager l'enthousiasme de Bernard Cerquiglini, dont nous avons parlé tout à l'heure, pour le québécois divulgâcher, équivalent qu'il tend à trouver génial quand il est question de bouter l'anglicisme spoiler hors de France. Je lui accorde bien volontiers que ce mot-valise, qui fait coïter les verbes divulguer et gâcher, est plaisant. Mais je continuerai pour ma part, l'effet d'annonce une fois retombé, à lui préférer notre bon vieux déflorer, qui dit la même chose en beaucoup moins moche.
Le français a aussi à faire face à une autre rancœur, non moins tenace : celle des néoféministes. Difficile, là encore, de nier que le français ait, de toute éternité, été une langue d'homme, faite par des hommes et pour des hommes. Pouvait-il d'ailleurs en être autrement, une langue n'étant souvent que le reflet de la société qu'elle décrit ? Et qui songerait à contester que la société qui vit naître la langue française plaçait la toute-puissance du côté de la barbe, comme n'hésitait pas à l'écrire un certain Molière, dans son École des femmes ? Il n'en reste pas moins que les faits sont accablants. C'est l'Académie elle-même qui, dans sa déclaration de principe du 8 mai 1673, déclare haut et fort (je tiens à préciser que je cite, ne serait-ce que parce que je tiens à sortir vivant de cette salle) : « Généralement parlant, la Compagnie préfère l'ancienne orthographe, qui distingue les gens de lettres d'avec les Ignorans et les simples femmes. » On n'est pas plus aimable ! Il faut dire que les grammairiens de l'époque n'avaient pas attendu l'aval du Quai Conti pour étaler leur machisme : sept ans plus tôt, c'est un nommé Nicolas Beauzet qui, pour justifier le sacro-saint principe de notre syntaxe selon lequel le masculin l'emporte, précise tout de go que « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». On ne saurait être plus clair, et voilà qui était de nature à rendre vains les rétropédalages ultérieurs, lesquels s'appliqueraient à évoquer d'une façon autrement prudente le « genre marqué » (le féminin) et le « genre non marqué » (le masculin, qui nous sert aussi de neutre). Mieux, mais trop tard ! Si, grammaticalement et dans l'absolu, la démonstration se tient (la fonction ne tient pas au sexe, peu importe que ce soit un homme ou une femme qui l'assume), elle n'est plus audible à l'époque de Me too et de Balance ton porc. Comment, de surcroît, ne pas reconnaître que la langue et son apprentissage influent, de façon subliminale au moins, sur l'estime que la femme se porte et qu'ils conditionnent ses ambitions dans la société d'aujourd'hui ? Pas question donc, on ne le répétera jamais assez, de contester les faits, encore moins de marchander le bien-fondé de la cause. Que la gent féminine souhaite voir évoluer le français et attende notamment de lui qu'il offre, à travers la féminisation des noms de métiers et de fonctions par exemple, une plus grande visibilité à l'ascension sociale des femmes peut non seulement se concevoir mais tombe presque sous le sens, je serais tenté de dire (car la formule est à la mode) « quoi qu'il en coûte » à nos habitudes. Certes, écrivaine n'est pas des plus folichons mais, à y bien réfléchir, écrivain rimait déjà avec « inutile », et cela n'a jamais dérangé grand monde. On ne sait que choisir entre les féminins auteur, auteure et autrice (là aussi, la diversité inhérente à la francophonie n'aide pas) mais les choses finiront bien par se décanter. Quant à la maire de Lille, je ne puis me défendre de trouver à l'expression un côté « mère Denis » (vous vous souvenez, celle qui trouvait que Vedette méritait votre confiance ?), mais on devrait s'y faire là aussi. Pour ce qui est, enfin, des exemples de la cafetière et de l'entraîneuse, si effectivement ils peuvent surprendre de prime abord, ils ne sauraient à eux seuls entraver la marche de l'histoire. De toute façon, on ne parle plus désormais que de la coach ! Et tant pis si la manœuvre se révèle quelquefois contre-productive : s'il se trouve quelqu'un pour clamer que Marlène Schiappa est « la meilleure ministre du gouvernement » (et non plus, comme on nous obligeait à le dire hier, « le meilleur ministre du gouvernement »), on risque de comprendre qu'elle n'est que la meilleure des ministres du beau sexe, alors que le neutre autorisait hier à imaginer qu'elle pût être la meilleure, les deux sexes confondus. C'est qu'il arrive à la grammaire, et plus souvent qu'à son tour, de se venger des avanies qu'on lui fait subir...
On peut également, si l'on y tient (et les politiciens qui briguent nos suffrages y tiennent apparemment beaucoup, ne serait-ce que parce que ces dames constituent les gros bataillons de notre électorat), faire assaut de précision et rappeler à tout moment qu'à côté des électeurs il y a des électrices, à côté des travailleurs des travailleuses, à côté des demandeurs d'emploi des demandeuses ou des demanderesses. De Gaulle avait de toute façon ouvert la boîte de Pandore avec son célèbre « Françaises, Français ! ». C'est curieux, je n'ai jamais eu besoin, personnellement, que l'on me rappelle à tout bout de champ que parmi les Français il y a des Françaises, mais c'est sans doute que, né homme, je ne suis pas sensible à ces choses-là. Et il faut bien que le jeu en vaille sacrément la chandelle pour que l'on accepte ainsi de gaieté de cœur d'alourdir nos phrases, au mépris évident de leur esthétique : je n'ose imaginer ce qu'eussent donné les alexandrins du Racine que je vantais tout à l'heure s'il lui avait fallu, à longueur de vers, évoquer les Grecques et les Grecs, les Troyennes et les Troyens ! Mais vous me répondrez, peut-être avec raison d'ailleurs, que la forme importe moins que le fond, et tant pis si, en l'occurrence, nous en venons à toucher ce dernier d'un peu trop près.
Avouerai-je pourtant qu'il est des cas où le militantisme féministe, pour louable et fondé qu'il soit dans ses principes, me semble aller trop loin ? Je vois de plus en plus souvent écrit dans les journaux qu'une membre du conseil municipal a interpellé le maire. Je comprends encore une fois que l'on veuille souligner par là que c'est une femme qui a eu le courage de prendre la parole, mais était-il bien indispensable pour cela de féminiser un nom qui n'est cette fois ni de métier ni de fonction, et que la langue fait masculin depuis toujours ? Je ne voudrais certes pas passer, en l'espèce, pour le macho de service selon qui un membre ne saurait être que viril, mais tout de même ! Je ne sache pas que notre regretté Johnny — encore lui — ait un jour exprimé un quelconque regret à l'idée d'avoir été, toute sa vie, une vedette, voire une star, en dépit de l'image rock'n'roll et, accessoirement, « sévèrement burnée » qu'il donnait de lui par ailleurs ! Ni d'ailleurs que le pape, dont je rappelle qu'il fait partie de son cahier des charges de les avoir « bene pendentes », se soit un jour ému de se voir appeler « Sa Sainteté ». Si transparence et égalité des sexes il doit y avoir dans la langue, mieux vaudrait que cela jouât dans les deux sens... Autre exemple de cet activisme qui pousse les néoféministes à passer notre syntaxe au crible afin d'y dénicher ce qui pourrait aller dans le sens d'une langue aux préventions machistes : l'expression se faire violer. Si j'en crois en effet ce que j'ai lu dans un ouvrage de vulgarisation féministe poétiquement intitulé Le Roi des cons, d'aucunes veulent y apercevoir un consentement implicite, voire un encouragement, lesquels ne reviennent, il faut l'avouer, que trop souvent dans le système de défense des violeurs. Cela dit, c'est oublier un peu vite à mon sens, et pour les besoins de la cause sans doute, que dans le langage courant le tour se faire + infinitif est de plus en plus perçu comme un simple passif, où n'entre plus la moindre notion de complicité : en entendant dire qu'une personne, homme ou femme, « s'est fait voler son portable », je ne vais pas spontanément la soupçonner d'avoir commandité le larcin à seule fin d'escroquer l'assurance ! Inciter l'usager du français à recourir plutôt au passif (elle a été violée), pourquoi pas : le sujet est suffisamment sensible, aujourd'hui, pour que l'on y veille. De là à accuser le français d'avoir sciemment organisé ce glissement syntaxique pour dédouaner le délinquant sexuel, il y a un pas que, pour ma part, je ne franchirais pas de peur de me voir taxer de mauvaise foi.
Que dire, enfin, de cette écriture inclusive qui, condamnée tant par l'usager moyen que par les instances officielles (qu'il s'agisse de l'Académie, du ministère de l'Éducation nationale ou de l'Assemblée, laquelle prépare actuellement un texte de loi qui vise à l'interdire dans les communications officielles), elle ne s'en répand pas moins comme un chancre, par le truchement de ce point médian qui lui tient lieu de bannière, dans certains milieux de l'intelligentsia politique et universitaire. Invoquer l'esthétique dans ce cas précis n'est pas même congruent à la situation, puisque les phrases auxquelles on aboutit en appliquant cette mesure sont illisibles, et ce, au sens littéral du terme : elles sont carrément inapplicables à l'oral. Fait sans précédent depuis la naissance de notre langue, et dont il ne semble pas excessif de supposer que, s'il venait à se généraliser, il se révélerait mortel pour elle. Passe encore pour les discours politique et administratif, cibles prioritaires de ces apprentis sorciers (z-et apprenties sorcières) qui n'ont visiblement de la langue qu'une vision utilitaire : cette prose-là ayant rarement tutoyé les sommets, il faut bien le reconnaître, elle ne risque pas de tomber de très haut. Mais l'autre français, celui de la littérature et de la poésie ? Poser la question, c'est déjà y répondre... Au fond, cette écriture inclusive, qui est plutôt intrusive à mes yeux, c'est pis que le vaccin : on ne sait si elle nous immunisera contre le fléau du sexisme, mais ce qui est sûr, c'est qu'il y aura des effets secondaires, et potentiellement létaux, pour la langue.
Régionalistes, francophones de tous les pays qui sont bien loin de s'unir, néoféministes, il faudrait encore évoquer les égalitaristes qui voient surtout dans le français, son orthographe tarabiscotée et sa syntaxe pour le moins subtile, un « marqueur social ». J'avoue que la chose m'a longtemps surpris, la maîtrise de l'orthographe me paraissant relever plus sûrement d'une rigueur et d'une attention au détail qui ne me paraissent pas forcément connotées socialement. Les grands-parents du champion du monde d'orthographe que vous avez devant vous étaient des ouvriers, et il n'a pas honte de l'avouer ici. Quant au dernier lauréat des Dicos d'or de l'ère Pivot, il se prénommait Karim. Vous me direz que je raisonne là sur des individualités, mais c'est seulement pour rappeler que notre ascenseur social peut encore faire merveille, pour peu que notre école se donne les moyens de le faire fonctionner. À l'inverse, je ne serai pas non plus naïf au point de prétendre, et j'ai été le premier à le reconnaître tout à l'heure, que la tentation de l'élitisme n'a jamais traversé l'esprit de ceux qui ont codifié notre langue, au point quelquefois de la réinventer au nom de l'étymologie et d'aller chercher un doublet savant pour l'installer en grande pompe au côté du mot issu de la famille populaire. Vous n'ignorez pas que ce fut le cas de fragile, refait à partir du latin fragilis pour venir épauler frêle. C'est évidemment dans cette brèche que se sont engouffrés réformateurs et pédagogues, toujours soucieux, comme le rappelait l'académicienne Danièle Sallenave, de suivre l'exemple du clown Grock, plus enclin, dans ses sketchs, à amener le piano à lui plutôt qu'à avancer le tabouret. En d'autres termes, mais vous aviez parfaitement compris l'image, à supprimer la difficulté plutôt que de s'y attaquer. Je n'entends pas revenir sur ces Rectifications de 1990 dont vous commencez à percevoir certains effets dans votre vie de tous les jours : cela nous emmènerait trop loin, et à la limite de la digression. Qu'il vous suffise de savoir que, contrairement à ce que j'ai lu ici ou là, je ne suis pas hostile par principe à la correction de certaines anomalies ponctuelles : le nénufar avec un « f » dont se sont emparés les adversaires de la réforme pour la brocarder ne m'a, pour ne prendre que cet exemple, jamais empêché de dormir. Il s'est écrit ainsi pendant longtemps, et c'est sous cette forme qu'on le trouve, tenez-vous bien, dans la Recherche du temps perdu de Proust ! Pour aggraver mon cas, j'irai jusqu'à ajouter que ce « f » me paraît autrement adapté à la délicatesse de cette fleur que le « ph » éléphantesque, pour ne pas dire pachydermique, de l'orthographe traditionnelle. Tout cela pour dire que tout n'est pas à jeter dans lesdites Rectifications, quand bien même certaines mesures laisseraient rêveur, au point de paraître quelquefois pires que le mal auquel elles prétendaient s'attaquer.
Ce qui est beaucoup plus inquiétant, c'est qu'il ne s'agissait visiblement là que d'une première vague qui en cache d'autres à venir, infiniment plus radicales celles-là, et destinées à détricoter d'importance notre syntaxe. On sait que deux professeurs (belges, pour ajouter une pièce au dossier de tout à l'heure) militent des plus activement pour une simplification drastique de l'accord du participe passé : accord systématique de ce dernier avec le sujet en présence de l'auxiliaire être, invariabilité non moins systématique en présence de l'auxiliaire avoir, où que se trouve le COD. Il me faudrait, ici encore, trop de temps pour vous décrire les dommages collatéraux qu'une telle mesure aurait fatalement sur la clarté de certaines de nos phrases. Si l'auxiliaire devenait le seul critère de l'accord du participe, nos pronominaux (dont on s'est bien gardé de parler), qui se conjuguent toujours avec être, s'accorderaient donc toujours avec leur sujet. Et comment ferions-nous, dès lors, pour savoir si ces dames qui se sont servi(es) du thé s'en sont simplement versé ou si elles l'ont utilisé, ce thé, pour empoisonner leurs maris ? Dans le premier cas, où servir signifie « verser », servi reste invariable, parce que, s'agissant d'un accidentellement pronominal, il fonctionne comme s'il était conjugué avec avoir et que son COD (« du thé ») vient après lui. Dans le second, où se servir signifie « user de », servi s'accorde, parce qu'il s'agit d'un pronominal non réfléchi. Alors oui, je vous l'accorde, cela implique de réfléchir un tantinet à ce qu'on lit et écrit, et c'est peu dire que cet effort-là n'a plus bonne presse en ces jours qui ne prêchent plus que par la simplicité et la rapidité. Le contexte sera toujours là, nous rassure-t-on, pour nous aider à trancher ! Il reste que je suis, quant à moi, plutôt ceinture et bretelles et que je ne cracherai jamais sur une langue qui a dans ses bagages tout ce qu'il faut pour dissiper équivoques et ambiguïtés.
Si encore ces simplifications permettaient d'oublier le niveau orthographique parfois consternant de nos bacheliers et autres « sachants » issus de l'enseignement supérieur ! Mais il n'est que de parcourir les copies, comme d'ailleurs les bandeaux de nos chaînes d'information continue, pour constater que les fautes doivent souvent moins à la difficulté des règles qu'au laxisme et à l'indifférence dont fait montre l'usager. La preuve en est que j'entends de plus en plus fréquemment, sur les plateaux de télévision, des propos tels que « Est-ce qu'une affaire peut être mis sur la place publique lorsque la justice s'est prononcée ? » On peut inventer toutes les réformes que l'on veut, si l'on n'est plus même capable d'accorder un adjectif ou un participe avec le nom qu'il qualifie, les carottes sont cuites. En langage Lidl, on est mal !
Aussi bien, le plus grand danger que représente cette réforme ne réside sans doute pas dans les mesures — plus ou moins rationnelles encore une fois — que l'on a cru devoir prendre il y a une trentaine d'années. Il est bien plutôt dans cette zone de flou orthographique qu'elle a contribué à créer, et qui partait certes d'un bon sentiment : pas question d'imposer, il faut laisser du temps au temps, et en attendant justement que les bonnes gens se fassent aux changements, l'ancienne comme la nouvelle graphie sont considérées comme valides. Nous en avons un exemple particulièrement parlant avec le pare-chocs, que vous pouvez désormais emboutir, orthographiquement parlant du moins, comme bon vous semble. Il n'y a pas si longtemps, ledit pare-chocs s'écrivait, selon les canons de l'orthographe traditionnelle, p-a-r-e, trait d'union, c-h-o-c-s : nom composé typique, premier élément invariable puisqu'il s'agit d'une forme verbale, seconde partie au pluriel parce que cet ustensile a vocation à vous protéger de plus d'un choc, d'autant que votre conjoint vous prête main-forte pour les collectionner. (Il y a encore peu de temps, je n'aurais pas hésité à dire votre épouse au lieu de votre conjoint, ne serait-ce que pour m'assurer, à travers le oh ! de récrimination qui se serait ensuivi, qu'au moins les femmes me suivaient. Seulement, le politiquement correct l'interdit désormais, on ne plaisante plus avec ça. Je suis né trop tard dans un monde trop vieux.) Mais je reviens à mon pare-chocs. C'était tellement confortable que la forme était la même au singulier et au pluriel, puisque, le « s » étant présent dès le singulier pour les raisons que nous venons d'exposer, on n'allait pas l'ôter au pluriel. Enfin la réforme vint, qui n'avait pas de mots assez durs pour fustiger les règles, byzantines à ses yeux, qui présidaient à l'orthographe des noms composés. Pour y remédier, on proposa deux méthodes entre lesquelles on ne parvint pas à choisir : ne jamais mettre de « s » ni de « x » au singulier et, en contrepartie, en mettre toujours un au pluriel — donc, pour en revenir à notre bout de ferraille (ou de plastique plutôt, tout fout le camp), pare-choc sans « s » au singulier, pare-chocs avec un « s » au pluriel ; ou, solution plus radicale encore, se débarrasser du trait d'union en soudant le mot : p-a-r-e-c-h-o-c au singulier, et, comme il se doit, p-a-r-e-c-h-o-c-s au pluriel. C'est presque plus logique (d'ailleurs il y a belle lurette que nos portefeuilles et portemanteaux, je ne parierais pas que tout le monde s'en soit aperçu, ont laissé ce trait d'union au vestiaire) et ça choque moins. Parce que les réformateurs ont beau nous expliquer qu'il faut cesser de raisonner sur le sens, j'en connais plus d'un qui persiste à trouver qu'un « casse-couille » sans « s » à couille, il doit bien viser quand même ! Certes Jacques Chirac ne cessait de répéter, dans son langage de corps de garde, que « ça lui en touchait une sans faire bouger l'autre », mais je crains qu'ils ne soient plus nombreux à mettre tout ça dans le même sac (enfin, si j'ose dire !). Résultat des courses, nos dictionnaires s'étant bien gardés de choisir entre les deux solutions ou, comme cela ne se produit que trop souvent, n'ayant pas retenu la même : nous disposons à l'heure actuelle de trois graphies pour le singulier (pare-chocs, pare-choc, parechoc), et de deux pour le pluriel (pare-chocs, parechocs), là où une seule nous suffisait au singulier comme au pluriel. Elle n'est pas belle, cette réforme qui déclarait vouloir d'abord lutter contre les variantes ?
Mais le plus grave n'est pas là : à votre avis, que se passe-t-il dans la tête d'un « apprenant » (comme on aime à dire aujourd'hui pour éviter que l'élève ne se sente complexé face au maître) à qui l'on explique qu'il y a deux, voire trois façons d'écrire la même chose ? Il finit par se dire (quand il ne commence pas par là) que l'orthographe, c'est « comme on le sent » ! Je puis vous faire part de mon expérience personnelle : mes étudiantes en orthophonie (je puis presque me passer de point médian tant ce domaine paraît être la chasse gardée du beau sexe) étaient presque toujours demandeuses d'une règle et d'une seule : qu'elle fût compliquée, arbitraire, voire illogique ne les gênait pas, une règle peut toujours s'apprendre. Ce qui les angoissait au plus haut point, c'était cette hésitation entre de multiples possibles, qui vous détourne de l'effort et vous livre au laisser-aller. Et c'est au moment où notre langue, justement, avait le plus besoin de certitudes que l'on a choisi de la précipiter dans ce chaos-là. Si j'osais, et pour me ménager une transition avec ce qui va suivre, je dirais que ce fut une erreur de « timing »...
J'ai en effet conservé pour la bonne bouche le péril anglomaniaque parce qu'il est sans conteste celui qui effraie le plus l'usager, celui, aussi, dont il est le plus conscient. Il suffit d'ailleurs que j'aborde le sujet dans une de mes chroniques dominicales pour que je reçoive, par le biais du courrier des lecteurs de La Voix du Nord, de nombreux soutiens. Car il n'est plus question de ces échanges équilibrés et finalement fructueux, de ces emprunts ponctuels qui viennent utilement combler un manque de notre lexique et que j'évoquais au début de cette conférence. Il s'agit cette fois d'un phénomène de masse, largement disproportionné, et que certains n'hésiteraient sans doute pas à qualifier de « grand remplacement », s'ils n'usaient déjà de la formule sur d'autres terrains. Je me souviens de cette citoyenne britannique qui, un jour de 2019, écrivit à La Voix du Nord pour lui faire part de sa déception, chaque fois que lui prenait l'envie de traverser la Manche pour venir se changer les idées dans les Hauts-de-France : « Plus je viens à Lille, expliquait-elle, et plus je suis déçue ! Je viens pour me dépayser, pour être en France, mais maintenant, partout où je vais, tout est écrit en anglais. C'est comme si les Français avaient honte de leur belle langue ! J'ai des amis qui pensent venir passer Noël à Lille. Je vais les en dissuader, ça ne vaut pas le coup. Mieux vaut trouver une ville française qui parle et écrit en français. » Soit dit en passant, bon courage ! Mais je crois que cette remontrance venant d'une anglophone m'a remué plus encore que ne l'avaient fait les sarcasmes des néoconservateurs américains à l'encontre de notre petite langue que l'on ne parlait plus guère, à l'époque du french bashing qui, rappelez-vous, faisait rage pendant la guerre en Irak. Voir sa langue se faire, jour après jour, grignoter des parts de marché par sa rivale, c'est déjà difficile à accepter, mais se le voir reprocher par une Anglaise, ça, c'est la double peine, puisque s'y ajoute une bonne dose de mauvaise conscience. Aussi me suis-je mis en tête de vérifier et, pour une fois, de regarder vraiment mon environnement, entre le moment où je quittais La Voix du Nord, rue Saint-Nicolas (ça va rappeler de bons souvenirs à Marcel), et celui où je récupérais ma voiture au parc de stationnement de la place de la République, via une moitié de rue Neuve et la rue de Béthune. Et ce que j'ai vu en laissant vagabonder mon regard, c'est ceci (j'espère que vous voudrez bien me pardonner l'accent de la Flandre intérieure) :
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Vous aurez beau jeu de me rétorquer qu'il s'agit souvent là d'enseignes internationales et il n'est naturellement pas question que j'en disconvienne. Ce que je veux seulement dire, c'est qu'il est heureux que, mus par la force de l'habitude, nous ne levions plus la tête quand nous nous promenons dans la ville. Car il n'est pas sûr que l'impression que nous en retirerions serait franchement différente de celle que nous avons en regardant des images d'archives de la Seconde Guerre mondiale : combien d'entre nous n'ont pas ressenti dans leur chair ce que devait être l'Occupation au spectacle de ces panneaux rédigés en langue allemande ? Pas sûr que, sur le plan linguistique en tout cas, ce ne soit pas pis aujourd'hui. Quant à l'alibi des enseignes internationales brandi plus haut, il trouve aisément ses limites dans l'empressement que nous manifestons pour repeindre aux couleurs de l'Union Jack les manifestations du cru. Que serait Le Touquet sans son Touquet Music Beach Festival ? Arras sans son Main Square Festival ? Avouez que le « Festival de la grand-place », ça en jette moins ! Vous imaginez un instant un médaillé d'or de snowboard dont on se mettrait à vanter les performances à la planche à neige ? un champion olympique de half-pipe qui redeviendrait d'un coup d'un seul un champion olympique de « demi-tuyau » ? Là réside sans doute la force principale de la langue véhiculaire : elle permet à tous ceux qui ne l'ont pas trouvée dans leur berceau de recouvrir la platitude des choses du vernis de l'exotisme linguistique. On sait certes, pour peu que l'on y réfléchisse un peu, ce que signifient half-pipe et snowboard, mais personne n'est obligé de s'en souvenir.
Alors bien sûr, on a tempêté, durant la pandémie, contre le cluster devant lequel notre foyer de contagion, trop long et arrivé comme les carabiniers, n'a pas pesé lourd ; contre ce click and collect, aussi, tellement plus dynamique (j'ai failli dire plus sexy) que notre retrait en magasin. Mais nous n'avions nul besoin du coronavirus pour savoir, et depuis longtemps, que le ver d'Albion était dans le fruit d'un pays où la SNCF rebaptise ses TGV « Ouigo » et où la Banque postale crée sa « French Bank », où une chaîne d'information continue (que je ne citerai pas) propose, pour titres de ses émissions, BFM Story, 120 % News, Tonight Bruce infos, Le Live BFM, Good Morning Business, Le Talk, Non Stop... and so on, et où une autre chaîne, cryptée celle-là, vous invite, après les matchs de « Champion's League », à la rejoindre sur le plateau de Very Late Football Club ! Mais si je puis comprendre qu'à l'occasion on préfère, pour d'évidentes raisons de rapidité, le terme anglais au français, j'avoue ma totale perplexité quand j'en entends désormais trouver plus de charme à l'imprononçable all inclusive qu'au tout compris, afficher leur intention de upgrader le level plutôt que de relever le niveau, rappeler à la télévision que les joueurs du LOSC sont surnommés « les dogzzz », envoyer une invitation en encourageant leur correspondant à save the date, regretter que l'on se soit montré incapable de trouver pour les manifestants un endroit sécure alors que ces derniers se seraient contentés d'être mis en lieu sûr. J'en passe et des pires, mais, là encore, je crains de lasser.
Et ce n'est pas là le plus inquiétant, puisque cela se voit et s'entend. Autrement perverse est l'anglicisation rampante, autrement dit cette façon que l'anglais a de noyauter notre langue pour lui faire dire tout autre chose que ce qu'elle veut exprimer. Je ne retiendrai là qu'un exemple, mais que je trouve particulièrement parlant. Je me souviens d'être resté un jour comme deux ronds de flan en lisant dans la presse sportive qu'un club connu avait engagé un joueur versatile. C'est que je ne pouvais, jusque-là, considérer cet adjectif que comme profondément péjoratif. Le versatile, pour moi, c'était Edgar Faure, connu pour retourner sa veste sur commande et assimilé par beaucoup à la girouette de service. Comment un club, me demandais-je, avait-il pu bourse délier pour un joueur de cette nature ? Il m'a fallu faire un effort pour comprendre que, sous l'influence de son homologue britannique, versatile était désormais compris comme un synonyme de « polyvalent ». J'ai nommé un joueur qui soit capable d'occuper plusieurs postes, ce que l'on appelle d'ailleurs, dans le jargon footballistique d'aujourd'hui, un « box to box ». Je n'étais pas peu fier de moi car, dans la foulée, ma femme s'est vu proposer par une pub un « sac à main versatile », dont vous avez déjà compris qu'il convenait à toute forme de sortie, de la promenade décontractée au pince-fesses ultraguindé.
Pauvre français, et pauvre France surtout, à laquelle on ne permet plus même de donner aux mots le sens qu'ils ont chez elle ! Et comme il semble loin, le temps de l'universalité de la langue française que célébrait Rivarol...
Vous remarquerez que je n'ai point abordé un aspect des choses dont, pourtant, on me parle chaque fois que l'on évoque les pires dangers qui pèsent sur le français, à savoir le langage pour le moins fantaisiste des textos. Ce n'est pas que je le méconnaisse. Je crains seulement qu'en le grossissant on ne se trompe de cible. Il y a toujours eu, dans l'histoire de la langue française, des langages parallèles, qu'ils s'appellent patois, argot, jargon spécialisé — dont se moquait déjà Molière, c'est dire ! La tentation de transformer le langage à des fins pratiques, ludiques, humoristiques, voire poétiques, d'abréger à tout-va par le biais de l'apocope ne me semble pas en soi mortifère, elle constitue au contraire une garantie de créativité... À condition, cela va de soi, que l'on sache raison garder et que l'on se montre capable de ne pas mélanger, chaque fois que ce sera nécessaire, les torchons du familier avec les serviettes du langage soigné. Je veux dire par là que ce déferlement de spontanéité ne serait pas grave si, en face, l'école se montrait toujours en mesure de nous enseigner la norme et de faire en sorte que nous la maîtrisions. Mais c'est un secret de Polichinelle : quoi qu'elle déclare la main sur le cœur, l'école d'aujourd'hui (je ne parle pas ici de ses maîtres et professeurs, dont, pour beaucoup d'entre eux, je connais le désarroi, mais de sa hiérarchie et des docteurs des sciences de l'éducation qui, depuis des décennies, la tiennent en coupe réglée) n'a plus pour priorité de transmettre cette maîtrise-là. Quelques-uns ont même avoué qu'enseigner efficacement l'orthographe et la syntaxe — lesquelles restent, qu'on le veuille ou non, l'ADN de notre langue — coûterait cher, en argent comme en temps. Sous-entendu : il y a tellement de choses plus importantes aujourd'hui ! Comment ne pas voir, cependant, que l'apprentissage de ces fondamentaux-là participe à la formation de l'esprit par ce qu'il suppose de méthode et de précision ? Et qui ne sentirait que l'essentiel réside moins dans ce que l'on apprend que dans ce que l'on met en œuvre pour apprendre ? Je rejoindrais nos pédagogues en chef si faire de l'enseignement du français une peau de chagrin se traduisait par des bénéfices massifs dans ces autres matières jugées plus utiles, mais les derniers verdicts du classement Pisa ont montré, des plus cruellement, que l'effondrement était général. Déshabiller Pierre pour rhabiller Paul, ça ne marche pas.... Alors, vivante, notre langue, comme veulent le croire certains linguistes que tout mouvement ravit parce que, accusait encore Duneton, « il leur donne du grain à moudre et alimente leur petit commerce » ? Ou bien proche de la tombe, sa force d'hier étant, on l'a vu, pour beaucoup dans ses faiblesses d'aujourd'hui ?
Je préfère vous laisser juges... et répondre à vos questions !