Mots à fuir, mots pour rire, mots délires
Reid Hall,
Paris, 21 mars 2014
Vous raconter en quelque vingt minutes mon dictionnaire, en l'occurrence mes dictionnaires puisqu'un compétiteur digne de ce nom, outre son pays et Paris, doit avoir deux amours, le Petit Larousse et le Petit Robert, dans leur toute dernière édition s'entend, voilà qui tient incontestablement de la gageure. Si, des plus inconsidérément, je ne l'avais promis, pour ces Journées des dictionnaires, à mon collègue, confrère et néanmoins ami Jean Pruvost, je serais même tenté, je vous l'avoue, de fuir à toutes jambes. D'autant que cet aréopage (je me suis entraîné pour ne pas dire aéropage, en plein mois de mars cela eût fait désordre) a tout pour impressionner et je dois me pincer pour me persuader que j'y ai, si peu que ce soit, ma place. Car enfin, je ne suis ni lexicographe ni étymologue. Linguiste encore moins : pour avoir reçu vendredi dernier, dans l'établissement qui m'emploie pour quelques mois encore, Henriette Walter, j'ai cru comprendre que la maîtrise de plusieurs langues était vivement souhaitée, et j'ai depuis longtemps borné mes ambitions à parler à peu près correctement la mienne, n'étant pas même sûr qu'une vie entière y pourvoirait ! Grammairien pas davantage : mes études universitaires m'ont plutôt porté vers la littérature, et Flaubert est là pour nous rappeler que cette dernière et l'orthographe n'ont pas gardé les cochons ensemble... Je crois même me rappeler, pour les besoins de la cause car j'avais jusqu'à ce jour enfoui ce souvenir cuisant au fond d'une poche avec mon mouchoir par-dessus, qu'à l'agrégation de lettres modernes l'épreuve de grammaire m'avait valu un fort peu gratifiant 1/20. Pour ma défense, je dois préciser que le coefficient de ladite épreuve n'était que de 4 sur un total de 80, écrit et oral confondus, ce qui fait que personne, par voie de conséquence, ne la travaillait. Tout de même, je voudrais bien savoir, avec le recul, ce qu'il m'aurait fallu raconter sur les conditionnels et les subjonctifs de cet extrait de Manon Lescaut, quelque chose m'a très probablement échappé !
Plus j'y réfléchis, donc, plus il me semble que le seul titre dont je puisse me prévaloir aujourd'hui, c'est celui d'usager (usager, e-r, quand même). J'ai failli dire de simple usager, mais me suis retenu à temps. Car à quelques extrémités que puisse m'entraîner ma fausse modestie, je ne pourrai vous cacher très longtemps — ne serait-ce, d'ailleurs, que parce que cela risquerait de me précipiter dans un travers autrement grave, celui de la forfanterie — que je ne suis pas un usager tout à fait comme les autres. On ne devient pas champion du monde d'orthographe sans entretenir un rapport, disons « spécial », avec les dictionnaires. Là encore, j'ai été à deux doigts de dire « charnel », me souvenant tout à coup de ce que j'avais déclaré à la tribune de l'ONU, au micro de Bernard Pivot, à savoir que pour en arriver là j'avais littéralement couché avec le Petit Robert ! Surtout n'en tirez aucune conclusion hâtive sur ce que l'on appelle aujourd'hui l'orientation sexuelle qui est la mienne, j'aurais aussi bien pu déclarer que j'avais couché avec Larousse. Ce que je voulais dire, c'est que quand certains doivent beaucoup à la promotion canapé, je devais tout, pour ma part, à la promotion dictionnaire. Et il ne s'agissait même pas là d'une métaphore facile puisque, dans les pires moments, ce fut treize heures que je consacrai quotidiennement à les éplucher. J'ai lu quelque part, sous la plume de Jean Pruvost je crois bien, que presque personne ne lisait les dictionnaires de A à Z : eh bien, ne cherchez plus, je suis pour quelque chose dans ce presque. À tout le moins, quand je dis « je », j'accueille sous ma tente tous ceux qui, aussi atteints que moi, lisent chaque année Larousse et Robert de la première page à la dernière. Noms propres compris, puisque ce bon Bernard s'était rapidement rendu compte que, pour départager les joyeux foldingues que nous étions, un nom propre judicieusement choisi, entendez par là celui qui vous transporte, soit aux antipodes, soit à mille cinq cents ans d'ici, était un moyen bien plus sûr qu'un bête accord de participe passé, si retors fût-il. Je ne vous cache pas qu'en 1992, je me suis envoyé toute la partie noms propres du Larousse — les Pôrto Alegre (sic à l'époque), les Khrouchtchev, les Massachusetts — pour me voir proposer, le jour de la finale, le seul... Albertville ! Je passe par pudeur sur le rapport qualité-prix et sur l'amertume qui se fût ensuivie si je ne l'avais pas emporté.
Vous me direz : « Treize heures par jour dans les dictionnaires, est-ce bien raisonnable ? » Raisonnable, certainement pas. Indispensable, oui. Je ne vais pas perdre de précieuses minutes à tâcher de vous en convaincre, je me contenterai de vous lire deux des trois tests qui, lors de la finale du championnat du monde, furent proposés aux candidats de cent douze pays pour départager les éventuels ex æquo, hors antenne bien sûr, pour ne pas effrayer le chaland : « Dans un terrain jonché de cenelles où croissaient des matthioles et des grémils, des psylles chantaient sur des roches scissiles non loin d’un palais aux portes de lumachelle d’où ne sortaient ni des airedales, ni des monstres phocomèles, mais de simples touristes valdôtaines mâchant du bétel et qui portaient des colliers de puntarelle. » Si, si, c'est du français ! Voici maintenant le second, nettement plus facile : « Si vous avez quelque appétit, vous souperez d’un chaudeau ou d’un gaspacho. Ensuite vous dégusterez des hâtelettes, du pemmican, des éclanches puis des tacauds, des brèmes et des sciènes. Des géromés et des soumaintrains vous chatouilleront le palais. Enfin, que diriez-vous, pour le dessert, d’une douzaine de gimblettes avec des toutes-bonnes ? Nul zython sur, nul oxycrat, pas le moindre rancio pour arroser le tout, mais un château-lafite et des bourgognes. » Je crois que vous aurez compris que ces mots à coucher dehors avec un billet de logement, comme on dit, il faut bien aller les chercher là où ils se terrent, je veux dire au cœur de nos dictionnaires. Et ce, quand bien même vous devineriez que la décision finale ne se fera pas grâce à eux : on a beau froncer le sourcil la première fois que l'on rencontre le phytophthora (épeler), ce champignon responsable du mildiou, le chænichthys (épeler), poisson osseux des mers froides de l'hémisphère Sud, ou encore l'échinococcose (épeler), infection parasitaire qui nous est transmise par le chien ou le renard, ceux-là, quand on les a vus une fois, on ne risque plus de les oublier. Les deux tests que je viens de vous lire ne m'ont pas arrêté une seconde, je ne me souviens même pas d'avoir pris la peine de me relire. En revanche, et je vous le donne en mille, le mot qui m'a inquiété tout au long de la dictée aura été, tenez-vous bien, ancolie. A-n-c-o-l-i-e. Plus simple que ça tu meurs ! Le mot que chacun d'entre vous, je n'en doute pas, aurait écrit sans même y penser, mais qu'en compétition, parce qu'on le trouve trop simple justement, on n'a de cesse de compliquer. N'y aurait-il pas, entre ce « c » et ce « o », un « h » comme il y en eut un dans le Melancholia de Victor Hugo ? Cette plante n'aurait-elle pas par hasard une action bénéfique sur la bile que l'on retrouve, avec un « h » toujours, dans cholécystite ? Voilà comment, souvent, s'enclenche la machine à perdre...
Mais je reviens au sujet du jour, et à ce rapport tout à fait inédit, je dirais même trouble, qu'entretient le compétiteur avec le dictionnaire. Ce dernier représente pour lui les Tables de la Loi. L'Écriture sainte. Le procureur, qui a toujours raison, même quand il a tort. Je me souviens que, pendant plusieurs années, on n'a jamais su pourquoi, notre Deûle septentrionale avait, chez Larousse, perdu son accent circonflexe alors même qu'elle l'avait conservé, par exemple, dans la paisible bourgade de Quesnoy-sur-Deûle. Eh bien, à cette époque, nous eussions été absous si nous l'avions oublié nous aussi. C'est qu'il importe moins, chez nous, d'avoir raison dans l'absolu que tort avec le dictionnaire ! Mais ce procureur peut aussi, à l'occasion, devenir votre avocat et vous défendre contre l'arbitraire de l'organisateur. C'est vous dire le regard particulièrement aiguisé et exigeant que porte le compétiteur sur nos dictionnaires. Regard dont je ne comprends pas, pour tout vous avouer, qu'il ne soit pas plus systématiquement exploité par les éditeurs...
Car il ne faudrait pas croire que nos dictionnaires soient à l'abri de toute critique. Le commun des lecteurs le croit pourtant dur comme fer. Il n'y a en effet que deux types de choses au monde dont on ne peut contester la véracité : ce que l'on a vu à la télé et ce que l'on a lu dans le dictionnaire. J'ai souvenance, et vous aussi sans doute, de cette bourde qui, il y a quelque quinze ou vingt ans, avait un jour conduit le Petit Larousse à intervertir, excusez du peu, les légendes des planches Champignons comestibles et Champignons vénéneux. Comme il risquait cette fois d'y avoir mort d'homme, la maison Larousse avait invité les possesseurs à rendre leur exemplaire pour qu'il leur soit immédiatement échangé. Eh bien, j'ai entendu un client, à la Maison de la Presse du Touquet où je me trouvais alors, s'exclamer : « Pas question ! Celui-là, je le garde ! Un dictionnaire avec une faute, sûr que ça va prendre de la valeur... » Jean Pruvost ne doit plus prendre la peine de jouer au Loto : il est probablement à la tête d'une fortune inestimable car, j'enfonce là des portes ouvertes, nos dictionnaires sont remplis d'inexactitudes, de bizarreries, d'incongruités, de contradictions, quand il ne s'agit pas de fautes franches. Qui s'en étonnera d'ailleurs, quand on prend conscience du travail colossal que suppose leur réalisation ? Chez Robert, le café filtre prend un trait d'union à l'entrée FILTRE, mais il se le voit sucrer, si j'ose dire, à l'entrée CAFÉ. Le whisky soda se déguste avec un trait d'union à l'entrée WHISKY, avec des glaçons à l'entrée SODA : le trait d'union, lui, a sans doute fondu. L'opération coup-de-poing, perd à l'entrée POING les traits d'union qu'on lui accorde généreusement à l'entrée COUP-DE-POING. Parce que chez ces gens-là, notais-je dans un billet de janvier 2012, il y a l'entrée principale et l'entrée de service. Et le nettoyage n'est probablement pas assuré par le même personnel ! Vous avez oublié, dans votre sac à malices, le « s » que Robert vous oblige à mettre quand vous le consultez au rayon SAC ? Ne perdez pas trop vite espoir, allez interroger, à tout hasard, l'entrée MALICE : vous aurez la bonne surprise de constater que ledit « s » a malicieusement disparu. Car la cohérence n'est que rarement la vertu cardinale des dictionnaires, dont la devise pourrait bien souvent être : « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais. » Robert nous explique encore que le pluriel de bout-dehors, cet « espar horizontal qui se trouve à l'avant du bateau et qui permet d'amurer le foc en avant de l'étrave », n'est autre que bouts-dehors, avec un « s » à bouts. Mais que lit-on à l'article VOILE, pour peu que nous prenne l'envie subite de la hisser ? des voiles supplémentaires enverguées sur des bout-dehors : le « s » n'y est plus. Si j'osais, je dirais... qu'il a mis les bouts !
Voilà qui vous conforte dans l'idée, qui a toujours été vôtre, que l'on est plus rigoureux dans le camp d'en face ? Ne triomphez pas trop vite. Chez Larousse, selon que l'on regarde à GELÉE ou à GROSEILLE, groseille, dans gelée de groseille(s), prend tantôt un « s », tantôt non. D'où l'intérêt quelquefois, pour le candidat, de savoir tourner autour du pot ! La fausse-route alimentaire a beau avoir son trait d'union en entrée, vous risquez de vous étrangler pour de bon en constatant qu'il a disparu dans le cœur de l'article ROUTE. Et que dire de cette définition du mot JUSSION (« lettre patente par laquelle le roi enjoignait une cour souveraine d'enregistrer un acte législatif ») après que l'on nous a expliqué au verbe ENJOINDRE qu'il se construisait toujours avec un complément d'objet indirect, c'est-à-dire par le truchement de la préposition « à » ? Enjoignait à une cour souveraine, donc ! Je ne vous parle pas des transsexuels, qui sont légion dans les pages de nos dictionnaires. Chez Larousse toujours, cypris est un nom féminin, jusqu'à ce que l'on nous explique que l'ostracode est un « petit crustacé tel que le cypris ». Agave, cette plante ornementale du Mexique, est pour sa part masculin, sauf dans la définition que le même Larousse nous donne du mescal : « eau-de-vie donnée par une agave » ! Mais quand il s'agit de faire mauvais genre, Robert n'a rien à envier à son rival de toujours : pour lui, qu'il s'agisse de l'os du pied, de la moulure d'une colonne ou de la plante fourragère, astragale est toujours du masculin, ce qui ne l'empêche pas de nous définir ainsi le collier : « astragale ornée de perles ou d'olives ». De perles, on veut bien croire...
Mon côté iconoclaste ira-t-il jusqu'à souligner qu'en matière d'orthographe et de grammaire, nos dicos ne sont pas les derniers à pécher ? A été par exemple surpris en flagrant délit de lèse-Bescherelle le Petit Robert des noms propres, lequel, à l'article URUGUAY, a expliqué que « les Uruguayens élirent en 2004 leur premier président socialiste ». Il aurait, je crois, suffi de jeter un coup d'œil aux tableaux de conjugaison que proposent les dernières pages du même Petit Robert pour s'entendre rappeler que le passé simple du verbe élire n'a jamais été « élirent » mais « élurent ». Quant au rosalbin, on est fondé à se demander s'il s'agit là d'un oiseau à deux têtes, Robert le présentant comme un « cacatoès à tête blanche et rose ». Personne n'ignore que quand deux couleurs se mêlent au sein d'un unique élément, l'ensemble de l'expression se doit de rester invariable : il fallait donc parler, sauf à nous en faire voir de toutes les couleurs, d'une tête « blanc et rose » ! Heureusement, chez Larousse, la solidarité joue de nouveau à plein avec, à l'article PRINTEMPS, ce « sénateur de quatre-vingt printemps » sans « s » à vingt, et, à l'article CIRCUIT, « ces travaux qui nous ont obligé (sans « s » encore) à faire un circuit pour arriver ici ». Si Larousse ne respecte plus même l'accord du participe passé quand le COD est placé avant lui, où allons-nous, je vous le demande ?
Je mets fin à ce persiflage, car s'il peut être dangereux de faire aux dictionnaires une confiance aveugle, ce le serait plus encore de la leur marchander. L'erreur est humaine, ô combien, c'est le contraire qui serait étonnant, à savoir que l'on pût édifier chaque année à la langue française un tel monument sans que le défigurassent, de temps à autre, quelques fientes. Le seul reproche que l'on puisse être tenté de faire à ces dictionnaires que l'on aime trop pour ne pas les châtier, c'est qu'ils ne sont pas toujours prompts à gommer ces impuretés que leur signalent les lecteurs attentifs (car je dois préciser que bon nombre des croustillants exemples que je viens de citer sont dus à différents compétiteurs et membres distingués du Cercle d'OR, tous plus perspicaces les uns que les autres). Pour ma part, je me suis aperçu récemment, et m'en suis aussitôt étonné sur mon blog, que Robert faisait état depuis bien longtemps d'une « fibrose cystique du pancréas », traduction un peu trop littérale, m'a-t-il semblé, de l'anglais cystic fibrosis. Comme, en matière de médecine, je n'ai d'autre titre à faire valoir qu'un passé hypocondriaque qui n'a rien à envier à celui de mon compatriote Dany Boon, je me suis demandé à haute voix s'il y avait un médecin dans la salle, pour éventuellement confirmer mes soupçons. Il s'en est trouvé un, en effet, et pas n'importe qui puisqu'il s'agit du président de la Commission médicale d'établissement de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris. Lui m'a confirmé qu'il fallait bien parler en français de « fibrose kystique du pancréas », autre nom de la tristement célèbre mucoviscidose, et laisser l'adjectif cystique à la vessie et à la vésicule biliaire. Espérons simplement qu'en dépit de ce contexte vésical il ne faudra pas sortir la règle à calcul(s) pour évaluer le temps mis à corriger !
Cela dit, et l'erreur dût-elle s'impatroniser plus que de raison, je serai toujours plein de mansuétude pour les lexicographes et le défi, proprement prométhéen, qu'ils se lancent d'enfermer le monde dans leurs pages. Ne suis-je pas allé un jour jusqu'à déclarer à la presse que je préférerais toujours passer mes vacances dans le Larousse plutôt que dans le Larzac ? Ça tombe d'ailleurs bien car savez-vous ce que l'on offrait aux meilleurs de ceux qui, pour s'illustrer sur le terrain orthographique, apprenaient tout au long de l'année les dictionnaires par cœur ? Eh bien, pour l'essentiel, des dictionnaires...