Faut-il brûler l’orthographe ?

Nouveau Siècle, Lille (Université populaire)
22 octobre 2000

Merci, monsieur le président, de ces paroles trop indulgentes à mon endroit. Comme j’en rougis jusqu’aux oreilles, je ne me vois d’autre porte de sortie que l’humour et je m’en vais déjà vous rendre grâce de n’avoir point mis sous le nez du conférencier de l’eau Cristaline. Non que le goût lui en soit désagréable, il s’en faut, mais il a toujours trouvé que son orthographe, avec ce l unique, ne coulait pas de source ! Voilà bien longtemps, en tout cas, que, pour leur part, les publicitaires ont résolu de brûler l’orthographe : que la Super Glue, avec son e final, colle à tout sauf à la graphie préconisée par les dictionnaires français ; que la maison Yoplait, en deux coups de cuillère à pot si j’ose dire, a rayé l’accent circonflexe qui lui semblait déparer le a de son fromage blanc Calin ; et que, pour rétablir l’équilibre peut-être, les établissements Lancôme en ont ajouté un sur le e de leur parfum Poême. Bref, si je devais m’autoriser un mauvais jeu de mots, je dirais que pour les publicitaires en général et pour Lancôme en particulier, l’orthographe, c’est comme on le sent !

Encore le détournement de notre lexique ne s’effectue-t-il, dans ces cas précis, qu’à des fins de création. De même qu’un écrivain a le droit, et quelquefois même le devoir, pour se forger un style, de prendre certaines libertés avec la grammaire ; de même — mais ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est Alexandre Dumas — qu’il est toujours permis « de violer l’histoire à condition de lui faire un enfant » ; de même on peut admettre que ces passages du nom commun au nom propre s’accompagnent de quelques aménagements d’ordre esthétique (en bon français, les publicitaires n’hésiteront pas à nous expliquer que ces termes avaient grand besoin d’être « relookés ») et que ces clins d’œil, pour peu qu’ils s’adressent à des esprits avisés, capables de les décrypter, ne mettent pas fondamentalement en péril la langue française.

 

C’est, vous vous en doutez, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, à un tout autre autodafé que je songeais quand, un rien iconoclaste, j’ai intitulé cette conférence Faut-il brûler l’orthographe ?

Si l’idée m’en est venue, c’est d’abord parce que je suis natif d’Hazebrouck. Une ville où, depuis cette affaire Intermarché qui vit un pâtissier se faire renvoyer parce qu’il avait ajouté un f à la profession de foi ornant un de ses gâteaux, on sait pertinemment que l’orthographe, ce n’est de la tarte pour personne, pas plus d’ailleurs pour le directeur que pour l’employé si l’on en juge par les développements qu’a connus l’affaire en question et sur lesquels vous comprendrez que je ne souhaite pas m’appesantir.

L’idée a ensuite pris corps à l’occasion de la dernière dictée du brevet des collèges qui, c’est peu de le dire, aura marqué dans l’histoire de l’Éducation nationale un véritable tournant. Faut-il vraiment que je vous relise ces quelques lignes empruntées à Victor Hugo et qui étaient censées sanctionner quelque huit années de pratique orthographique en milieu scolaire ? Une chose est sûre : en le faisant, je ne cours point le risque de vous lasser, le texte est court :

 

« Pourtant, il avait un père et une mère. Mais son père ne pensait pas à lui et sa mère ne l’aimait point. C’était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins. Il n’avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parce qu’il était libre. » Point final.

 

Je me garderai de commenter le choix de ce texte (les journaux de la France entière l’ont fait à ma place), ainsi que le barème imposé aux correcteurs : l’ensemble n’est plus noté que sur six points et chacun des douze mots difficiles correctement écrit valait au candidat un demi-point. Les mots difficiles étaient, accrochez votre ceinture : mais, à, aimait, ces, enfants dignes (deux mots d’un coup, ça se corse !), pitié, tous, sont, orphelins, gîte, était, parce que. Je ne pense pas que ce soit manquer à mon obligation de réserve que de constater que, d’un strict point de vue scientifique, le niveau d’exigence a quelque peu baissé.

Est-il besoin en effet de rappeler devant cette auguste assemblée (certains en portent peut-être encore les stigmates) l’importance qu’accordait l’école d’hier à l’acquisition d’une orthographe solide ? Si la « dictée d’orthographe », telle qu’on l’appelait alors, s’est imposée relativement tard dans notre système éducatif (il aura fallu attendre Guizot et la Monarchie de Juillet pour que l’orthographe devienne matière à part entière), elle a fait, on le sait, les beaux jours de l’enseignement sous la IIIe République. La chasse à la faute y était même une quasi-obsession, si j’en juge par cette phrase que j’ai prélevée dans un recueil de dictées des années 30 :

 

« Ce modeste petit livre vous sera d’une grande utilité, en vous amenant à éviter, en toute certitude, la faute, la hideuse faute qui s’étale au milieu d’une lettre par ailleurs impeccable, toute de passion, comme une visqueuse limace au cœur d’une rose. »

 

La comparaison est un peu lourde, mais révélatrice. Et je ne parle pas du barème que l’on appliquait à cette époque héroïque... En dépit de ma canitie précoce, les seuls états de service scolaires dont je puisse me targuer ne remontent pas au-delà de la Ve République, mais je n’ai jamais totalement digéré ces quatre points qui m’ont un jour été retirés parce que j’avais indûment coiffé le o de coteau d’un accent circonflexe : pareille « faute » aujourd’hui ne me serait certainement plus comptée, peut-être même me verrais-je gratifier d’un point supplémentaire pour avoir, des plus logiquement au fond, aligné cette graphie anormale sur celle de côte. D’ailleurs, en ces temps politiquement corrects où l’on n’ose plus guère appeler un chat un chat, où tuer des femmes et des enfants se traduit par « provoquer des dommages collatéraux », où l’alcoolique est devenu une « personne à sobriété différée » et la vieille fille une « famille monoparentale sans enfants », le terme de faute est lui-même hors la loi : la faute, c’est traumatisant, et chacun sait qu’aujourd’hui tout est fait pour ne plus traumatiser les élèves.

Dans un tel contexte, c’est presque avec gêne que, pour la petite histoire, j’évoque, à la suite de Jean Guion dans son ouvrage L’institution orthographe, les méthodes pédagogiques qui étaient appliquées en ces jours d’obscurantisme où l’on ne bénéficiait pas encore des avisés conseils que nous dispensent aujourd’hui les sciences de l’éducation :

 

« Une faute, ça passait ; deux fautes, passe encore ; trois fautes, deux coups de règle sur les doigts, que nous rassemblions, les cinq bouts sur un même plan ; quatre fautes, quatre coups ; cinq fautes, six coups ; au-dessus de cinq fautes, une minute par faute d’agenouillement dans des sabots ou sur des billes placées dans un plateau... »

 

On me fera l’amitié de croire qu’il n’entre pas une once de nostalgie dans mon propos. Je veux simplement signifier qu’entre ce que le sénateur Caillavet aurait probablement appelé l’acharnement thérapeutique d’alors, qui confinait, on le voit, au sadisme, voire à la torture, et le laxisme d’aujourd’hui ; qu’entre le quasi-culte que l’on vouait à l’orthographe et l’ostracisme dont elle souffre actuellement, sinon dans l’Éducation nationale tout entière, du moins dans certaines officines qui en relèvent, il y a probablement place pour une appréciation plus raisonnable des choses.

 

Encore faudrait-il pour cela que l’on ne se laissât pas aveugler par les préjugés auxquels ne nous poussent que trop nos convictions profondes. Je n’en veux pour preuve que ce récent article de l’hebdomadaire Marianne, qui a été pour beaucoup, lui aussi, dans l’intitulé de la présente conférence. Le numéro du 11 septembre dernier y faisait en effet l’inventaire des ringardises de cette fin de siècle. Ai-je besoin de préciser qu’à la lettre O figurait en bonne place, après le A de l’inévitable Académie française, notre Orthographe, assortie du commentaire suivant :

 

« La particularité des "modernistes", c’est qu’ils s’opposent, généralement, à toute réforme de l’orthographe française, qui est pourtant l’une des plus archaïques du monde civilisé. De la sorte, les nouvelles générations issues de l’immigration auront de plus en plus de mal à écrire correctement le français, ce qui permettra à l’élite traditionnelle de conserver ses prérogatives. C’est justement le but recherché. Et tant pis si l’anglais, plus simple à écrire, s’impose de plus en plus comme langue universelle. »

 

En quelques lignes se trouvent là résumés les principaux griefs que, de tout temps, on a faits à l’orthographe. 1) Notre orthographe est archaïque et — quand le reproche n’apparaîtrait qu’en filigrane — indigne d’un pays civilisé comme le nôtre. 2) Elle est, au premier chef, un instrument de sélection, voire de discrimination sociale. 3) Elle est pour beaucoup dans le déclin de la langue française, et notamment dans son recul devant ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la langue anglaise, et qu’il vaudrait mieux désigner sans doute par anglo-américain, le sabir qui se répand aujourd’hui à la surface du globe ne nous paraissant plus avoir qu’un lointain rapport avec la langue de Shakespeare. C’est sur l’éventuel bien-fondé de ces trois griefs que je souhaite m’interroger en votre compagnie ce soir.

 

Archaïque, notre orthographe ?

Si l’on entend par là qu’elle est savante, encore très influencée par l’étymologie et qu’elle a assez peu évolué depuis le moment où elle a été fixée, en 1835, par la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie, alors oui, notre orthographe est archaïque.

Si l’on entend par là qu’elle recèle bon nombre de bizarreries qui ne s’accordent pas toujours avec cet esprit cartésien dont nous autres Français aimons d’habitude à nous réclamer... alors oui, notre orthographe est archaïque. Pensez donc : une orthographe qui fait de vous un imbécile (avec un l) quand vous n’en mettez pas deux à imbécillité ; une orthographe qui refuse un deuxième f à l’enflé, au gonflé et même au boursouflé, quand elle l’accorde sans barguigner au premier essoufflé venu ; une orthographe qui nous oblige à écrire : plus d’une personne est venue (alors qu’elles sont au moins deux) mais moins de deux personnes sont venues (alors que ça n’en fait qu’une) ; une orthographe qui, pour vous permettre de retenir les verbes en -eter qui font leur troisième personne du singulier en -ète, sur le modèle d’acheter, vous contraint à inventer des phrases mnémotechniques du plus haut intérêt littéraire, du type : Si tu as le temps de fureter, achète-moi un crochet pour mon corset... Et je ne ferai pas lourdement remarquer, car ce serait là le coup de grâce, que le mot même d’orthographe, ce mot qui donne des complexes à tout le monde, est le probable résultat d’une... faute d’orthographe ! C’est orthographie qui eût convenu, à l’instar de géographie ou de photographie. Car enfin c’est bien le suffixe -graphie qui désigne la manière d’écrire et non -graphe  : ce dernier n’est indiqué que pour celui qui écrit, voire pour l’instrument qui produit une écriture, comme en témoignent dactylographe et stylographe. La preuve en est que ce i a survécu à l’infinitif, où l’on ne dit pas orthographer.

Si, enfin, l’on entend par là qu’elle a traversé sept siècles de projets de réforme en y laissant un minimum de plumes, alors oui, cent fois oui, notre orthographe est archaïque. Si l’assistance d’aujourd’hui n’était pas aussi choisie, j’en étonnerais sans doute plus d’un en précisant que la première tentative d’ajustement date de... Philippe le Bel, à la fin du XIIIe siècle ! Certes, il ne s’agissait pas encore, à proprement parler, d’une réforme, puisque l’orthographe, à l’époque, était loin d’être codifiée et que chacun, ou à peu près, écrivait comme bon lui semblait. Mais il était déjà question de mettre un frein à l’arbitraire des scribes, ces maîtres incontestés de l’écriture d’alors, lesquels, pour faire joli ou pour marquer l’origine du mot, multipliaient les lettres redondantes et muettes. Ronsard, l’un des premiers, s’efforcera d’introduire dans notre langue un peu d’ordre en prônant une orthographe plus rationnelle. S’il ne va pas jusqu’à réclamer, comme certains le font déjà, une orthographe phonétique, il s’aventure tout de même assez loin, en proposant par exemple de supprimer toutes les lettres étymologiques et de simplifier les consonnes doubles. Bon nombre de poètes lui emboîteront d’ailleurs le pas mais, au bout du compte et du siècle, c’est l’orthographe pléthorique des prosateurs qui l’emportera sur celle, simplifiée, défendue par Ronsard. Un premier échec qui sera suivi de beaucoup d’autres.

Le plus marquant, et aussi, sans doute, le plus décisif, remonte au 8 mai 1673, jour où l’Académie française prend son « Décret pour l'uniformisation de l'orthographe » : les conservateurs, ce n’est pas vraiment une surprise, dominent les réformistes et c’est alors cette célèbre déclaration de principe qui, en ces temps de parité et d’émancipation féminine, fera tant pour la réputation de ringardise de nos Immortels :

 

« Généralement parlant, la Compagnie préfère l’ancienne orthographe, qui distingue les gens de lettres d’avec les Ignorans et les simples femmes. »

 

La parution de la première édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1694, consacrera cette victoire de l’orthographe des savants sur l’orthographe de tous, « parce qu’elle aide à faire connaître l’origine des mots. » Une victoire dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui, en dépit des efforts que déploient les réformateurs de tout poil depuis maintenant plus de trois siècles.

La troisième édition du Dictionnaire de l’Académie, celle de 1740, sera certes l’occasion d’une demi-réforme portant sur un peu plus d’un quart du lexique (5000 mots/18 000) : c’est notamment à cette époque qu’apparaît l’accent circonflexe en lieu et place du s non prononcé (tête) et que tombent certaines consonnes pour le moins superflues, à l’image du ç du verbe sçavoir. Tout cela ne va pas très loin, beaucoup moins loin en tout cas que ce que souhaitaient certains grammairiens de l’époque, mais l’histoire retiendra que cette réforme est la seule à avoir été officiellement consentie et effectuée. Il est vrai que celui qui en avait été chargé par l’Académie était un certain abbé Olivet, et qu’il devait avoir Dieu avec lui !

La suite n’est qu’un cortège d’échecs pour les partisans de la réforme. La Révolution, qui n’en était pourtant pas à une Bastille près, touchera aux Poids et Mesures mais n’en fera pas des kilos sur l’orthographe ; retouchera le calendrier, mais remettra aux calendes grecques une réforme à laquelle s’oppose le corps enseignant. C’est qu’il est plus facile, croyez-moi, de faire tomber des têtes que des accents... Napoléon Ier qui, en matière de Berezina, a ce qu’il faut sur le terrain, ne se montrera pas plus entreprenant. Louis-Philippe, d’abord favorable à ladite réforme, se hâtera d’oublier ses promesses une fois parvenu au pouvoir (l’honnêteté oblige à préciser ici que ce n’est ni la première fois ni la dernière que pareille chose se produira) : c’est même lui qui, d’une certaine manière, « étatisera » l’orthographe en officialisant celle de l’Académie et en imposant la connaissance de celle-ci pour l’accès à tous les emplois publics.

Le XXe siècle n’aura pas plus de chance. Il commence pourtant en fanfare, avec une charge de grande envergure à laquelle Anatole France prendra sa part. Elle débouchera, ô divine surprise, sur un arrêté de tolérance, celui, resté célèbre, du 26 février 1901, portant notamment sur l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir. C’est une grande victoire sur le papier, mais sur le papier seulement : si cet arrêté n’a jamais été abrogé, il n’a jamais non plus été appliqué, sauf peut-être, et inconsciemment, par certains présentateurs-vedettes d’aujourd’hui que je ne nommerai pas mais que vous reconnaîtrez sans peine, et qui s’évertuent, de façon tout à fait méritoire, chaque soir, à ne pas tenir compte du c.o.d. quand celui-ci est placé avant le participe. Il faudra ensuite attendre la Libération pour que l’on remette le couvert : mais la commission Langevin-Wallon, le projet Beslais dans les années 60, le rapport Thimonnier dans les années 70, resteront à leur tour lettre morte. Les tolérances édictées par le ministre de l’Éducation René Haby ne susciteront pas plus d’intérêt, y compris de la part des enseignants qui étaient pourtant censés en prendre connaissance et en tenir compte dans leurs corrections. Quant aux recommandations de l’Académie, en 1975, qui visaient, des plus modestement, à remédier à quelques anomalies très ponctuelles (le f unique de persifler, le m unique de bonhomie, le r unique de chariot), elles rencontrèrent si peu d’écho que l’Académie dut manger son bicorne et les annuler dès 1987.

 

Je ne puis clore ce rapide historique sans dire un mot de la dernière offensive en date des tenants de la réforme, je veux parler de cette « guerre du nénufar » (avec un f, bien sûr) qui, dans les dernières semaines de 1990 et les premières de 1991, parvint presque à faire oublier celle du Golfe. Avaient pourtant cette fois jeté tout leur poids dans la balance le Syndicat national des instituteurs, dont 90 % des adhérents se disaient favorables à une réforme, du moins si l’on en croyait un sondage confidentiel, qui ne portait que sur les 1 200 instituteurs ayant répondu à l’enquête ; des linguistes de renom souvent proches du pouvoir, qui publièrent un manifeste remarqué dans le Monde ; le Conseil supérieur de la langue française, créé tout spécialement en 1989 pour l’occasion ; sans oublier Michel Rocard en personne qui, visiblement, avait eu le temps d’oublier, en quelque dix ans, ce qu’il en coûte de s’attaquer à l’archaïsme. L’Académie française elle-même s’était laissé « embarquer » dans l’affaire, le secrétaire perpétuel de l’époque, Maurice Druon, allant jusqu’à présider le groupe de travail. Il est vrai qu’il ne devait s’agir, officiellement du moins, que d’un « dépoussiérage » portant sur les traits d’union, le pluriel des mots composés, l’accent circonflexe, le participe passé des verbes pronominaux et quelques anomalies diverses.

Il a suffi d’un Bernard Pivot, qui, avec éclat, se désolidarisait de l’opération dans le Journal du dimanche ; d’une campagne de presse du Figaro, qui rameuta pour la circonstance des personnalités aussi différentes qu’Alphonse Boudard, Bernard-Henri Lévy, François Nourissier, Philippe Sollers, Michel Tournier ; de la mobilisation de quelques prix Nobel et du peu d’enthousiasme du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, un certain Lionel Jospin, pour que la montagne, une fois de plus, accouchât d’une souris. Le chef de l’État n’avait pas été, on s’en doute, le dernier à mettre des bâtons dans les roues de son ami de toujours Michel Rocard, François Mitterrand se fendant pour la circonstance d’une de ces petites phrases assassines dont il avait le secret : « Si le Premier ministre juge indispensable cette réforme à laquelle il s’est tant appliqué, pourquoi pas ? » (Je vous laisse juge du choix du mot appliqué. ) Toujours est-il que le 17 janvier 1991, Maurice Druon offrait un enterrement de première classe à la réforme, en décidant de transformer les « rectifications » en simples « recommandations » (à l’Académie, on connaît évidemment la valeur des mots) et, surtout, en les soumettant « à l’épreuve du temps ». Ce qui s’appelle, en langage plus rugbystique qu’académique il est vrai, « botter en touche »

Dix ans après, le temps a rendu son verdict. La corolle s’épanouit toujours avec deux l, l’eczéma gratte toujours autant avec son cz, le nénuphar a conservé son ph et l’oignon son i. L’accord du participe passé des pronominaux n’a pas pris une ride, et le Canard enchaîné, qui s’y était accroché bec et palmes, arbore avec une fierté intacte son accent circonflexe. Pour ce qui est du tréma des féminins aiguë, contiguë, exiguë, que les réformateurs voulaient faire passer sur le u, l’échec a un goût plus amer encore : Larousse s’en était fait l’écho avant la publication officielle des Rectifications, il ne le fait plus depuis ! Seul domaine, peut-être, où les réformateurs ont enregistré quelques avancées : le pluriel des mots composés, puisque Robert autorise désormais, à titre de variantes, des gratte-ciels et des chasse-neiges. En revanche, le sèche-cheveu sans x n’a rallié aucun suffrage sauf peut-être, et pour cause, celui de Giscard ; le tire-fesse sans s, pour lequel plus d’un réformateur s’était, si j’ose dire et sauf votre respect, mesdames et messieurs, cassé le cul, n’a pas été jugé séant par les usagers (reconnaissons que cette proposition manquait, pour le moins, de fondement) ; quant au porte-avion sans s au singulier, les mauvaises langues ont eu beau jeu de faire valoir qu’il s’agissait là d’une bien grande dépense pour transporter un seul avion à la fois. Il est vrai que l’on ne connaissait pas encore le Charles-de-Gaulle et ses avaries à répétition...

Faut-il ajouter que ces « avancées », déjà très maigres, n’ont eu, au grand dam sans doute de ces enseignants qui avaient brandi l’étendard de la révolte, aucune répercussion en milieu scolaire ? Quand la dissertation littéraire d’hier aurait revu ses ambitions à la baisse, nos lycéens ont, convenons-en, assez peu l’occasion de placer des chasse-neiges dans leurs devoirs. Quiconque a un jour parcouru une copie d’élève sait la nature des fautes qui s’y étalent : ici un s ou un x d’autant plus superflus que l’on est au singulier ; là un pluriel qui en manque cruellement. Ou encore sans que j’est, elles sont bellent, j’ai manger. Aucune réforme, je le crains, ne pourra jamais rien contre de telles horreurs, et il est même à redouter qu’une simplification ait des effets exactement contraires à ceux recherchés. C’est de rigueur et d’attention qu’il s’agit ici, beaucoup plus que d’orthographe. D’humilité aussi, et, pour ma part, je n’en connais pas de plus belle que celle qui consiste à ouvrir un dictionnaire.

Un bien maigre butin au total, et qui ne saurait compenser les sérieuses lézardes que les rectifications en question ont entraînées dans le bloc francophone. Si, en effet, l’impact de la réforme a été quasi nul en France et au Québec, il n’en a pas été tout à fait de même en Suisse, et moins encore en Belgique, où, par tradition, l’on se montre plus sensible aux sirènes avant-gardistes. Il n’est pas non plus impossible que le charisme du professeur André Goosse, gendre de Maurice Grevisse et de surcroît membre influent du Conseil supérieur de la langue française, ait joué un rôle.

Mais voilà qui ne fait qu’illustrer un peu plus notre conservatisme en matière d’orthographe. Car enfin, cette langue dont on ne cesse de dénoncer l’archaïsme semble bien être celle à laquelle se cramponnent les Français, et pas seulement ces savants que l’Académie à ses débuts, on l’a vu, cherchait à distinguer des ignorants et des simples femmes ! On peut aisément comprendre, en effet, qu’un champion d’orthographe fasse son miel de toutes ces anomalies qui lui paraissent constituer le sel de la langue et font l’intérêt de la compétition à laquelle il s’adonne. Qu’on l’autorise, du jour au lendemain, à mettre un accent grave sur le deuxième e d’événement, ou un accent aigu sur le deuxième e de féerique, et c’est un peu, pour lui, comme s’il s’était préparé à courir un cent dix mètres haies et qu’au dernier moment, pour faciliter la tâche de ses adversaires, on lui annonçât tout de go que l’on avait supprimé les haies ! On ne sera pas davantage surpris des réserves des correcteurs, dont, après tout, le repérage des fautes constitue le gagne-pain. Mais l’homme de la rue ? J’allais dire le Français normal, qui va bien au-delà, en l’occurrence, de celui que l’on dit moyen ?

Le phénomène est d’autant plus exemplaire que partout ailleurs ou presque, et à l’exception notable de l’anglais sur lequel nous nous ferons un plaisir de revenir, les langues européennes ont fait peau neuve. Espagnol et italien l’ont fait, pour l’essentiel, aux XVIe et XVIIe siècles ; le hollandais, le portugais et le russe au début du XXe siècle. Le grec s’est débarrassé en 1986 du système d’accentuation qu’il avait hérité du grec ancien. Quant à l’allemand, il aura connu deux réformes au cours du siècle, la dernière en date portant sur la place de la virgule et la majuscule des substantifs. Tout cela sans donner lieu aux empoignades picrocholines que connaît périodiquement la France.

Dieu sait que je ne suis pas un fanatique des sondages et que, par principe, je me méfie toujours de ce qu’on entend leur faire dire. Je ferai pourtant une exception pour celui-ci, tant il me paraît révélateur des rapports, à la fois troubles et profonds, que le Français, depuis toujours, entretient avec son orthographe. Il a été commandé par le magazine Lire à l’institut Ipsos en mars 1989, c’est-à-dire au plus fort de cette tourmente dont nous avons rapporté brièvement, tout à l’heure, les glorieux tenants et les tristes aboutissants. Les enseignements que l’on en tire semblent d’abord de nature à encourager les partisans d’une réforme puisque, rien de bien surprenant à cela, 73 % de nos concitoyens trouvent que la grammaire française est assez difficile, voire très difficile. Une condamnation implicite donc, surtout si l’on se souvient de cette jolie phrase de Rivarol :

 

« La grammaire est l’art de lever les difficultés d’une langue, mais il ne faut pas que le levier soit plus lourd que le fardeau. »

 

De même, ils sont 44 %, en 1989, à se dire assez favorables ou très favorables à une réforme de l’orthographe, ce qui n’est pas mal dans un pays où toute réforme prend des allures de psychodrame. Mais là où les réformateurs durent boire du petit-lait, c’est en apprenant que 76 % des Français pensaient qu’il « était possible de retoucher l’orthographe pour en supprimer quelques bizarreries et absurdités ».

Oui mais voilà : dès que l’on quitte le terrain de la théorie pour s’aventurer sur celui du concret, le paysage change, comme en témoignent les réponses des Français aux questions qui suivent :

 

Seriez-vous, ou non, d’accord pour que l’on supprime les accents circonflexes ?

PAS D’ACCORD à 52 %

... pour que l’on supprime le doublement de consonnes ?

PAS D’ACCORD à 56 %

... pour que l’on supprime les traits d’union ?

PAS D’ACCORD à 59 %

... pour que l’on remplace les ph par un f ?

PAS D’ACCORD à 63 %

... pour que l’on remplace le x par le s au pluriel de certains mots en ou ?

PAS D’ACCORD à 63 %

 

Ces chiffres se passent, je crois, de commentaire. Si, dans l’absolu, les Français se disent prêts à une réforme, pourvu qu’elle soit légère, pratiquement ils en ont plutôt peur. C’est, aussi, que l’on ne renonce jamais de gaieté de cœur à ce qui a été appris sur les bancs de la communale, même, ou plutôt surtout, si cet apprentissage a été fait de sang et de larmes ! Et, puisque nous en sommes aux explications d’ordre psychologique, voire à l’exploration de nos motivations inconscientes, je ne saurais passer sous silence cette analyse, des plus subtiles, que l’on doit au journaliste Claude Weill, du Nouvel Observateur :

 

« Les réformateurs, écrit-il, nous disent de bonne foi : vous devriez être contents, nous allons éliminer les anomalies. Mais c’est bien ce qu’on leur reproche ! Car le Français justement tient à ses anomalies comme à ses droits acquis. L’anomalie, c’est un pied de nez à la règle, une manière de dire merde à l’autorité. Un espace de liberté. De même que le Français est foncièrement égalitariste mais adore les privilèges et les passe-droits, de même il voue un culte lunaire aux bizarreries de la langue française. C’est comme ça. Ce qu’il aime dans la règle, c’est l’exception (il n’y a pas de loi en France qui ne souffre d’exceptions ; on n’a jamais créé un impôt sans prévoir en même temps les exemptions). L’orthographe, avec son cortège d’aberrations, satisfait son goût de la loi et de la transgression. Son sens de la logique et du paradoxe. Chausse-trape le ravit. Chevau-léger l’enchante. Le cancre à l’orthographe la plus chancelante connaît par cœur hiboux, choux, genoux, joujoux, poux (et ripoux !). Illogique, le r unique de chariot ? Raison de plus pour le respecter. »

 

Et je ne vous parle pas de ces poètes qui, Bernard Pivot en tête, envoient le bouchon plus loin encore en prétendant déceler un rapport entre l’orthographe du mot et ce qu’il est censé représenter. Priver l’éléphant de son ph reviendrait, pour ces esthètes, à lui enlever tout caractère pachydermique et c’est bien vrai qu’un éléfant avec un f, ça trompe énormément ! De même, ils sont nombreux à penser qu’une voûte sans son accent circonflexe, ce n’est plus tout à fait une voûte. Évidemment, tout cela relève du fantasme plus que de la logique et l’on aurait beau jeu de démontrer que de tels raisonnements conduiront les usagers à coiffer chalet d’un accent circonflexe, sous prétexte que l’intéressé a nécessairement un toit ! Voilà de surcroît qui plaiderait plutôt pour la graphie nénufar, cette petite chose fragile qui, sur de tels critères, s’accommoderait mieux d’un f que du ph pachydermique que nous venons d’évoquer.

Il n’empêche : quels que soient ces excès, voilà qui prouve à l’évidence que la langue n’est pas près de devenir un Kleenex, qu’elle ne saurait être une pure construction intellectuelle et rationnelle, où à chaque lettre correspond un son et un seul. Une telle langue n’existera jamais que dans les rêves des linguistes et c’est tant mieux car, si elle venait à voir le jour, grand serait le risque qu’elle parût totalement désincarnée. Ce ne sera jamais le cas, c’est sûr, de cet invraisemblable bric-à-brac qu’est notre français :

 

« un grenier, dit encore Claude Weill, où s’empilent depuis des siècles des mots de toutes origines, latine, grecque, arabe, anglaise, russe, swahilie. On n’en fera jamais, conclut-il avec réalisme, un jardin à la française. »

 

À cette incapacité chronique à se réformer, il y a évidemment d’autres raisons, d’ordre plus matériel. Le fait, d’abord, que l’on ne sache jamais qui doit trancher. L’Académie ? La chose est théoriquement de son ressort et c’est à elle en priorité que les sondés de Lire, tout à l’heure, en confiaient le soin. Mais qui lit encore un Dictionnaire de l’Académie qui paraît — en moyenne, car la dernière édition complète date de 1935 — tous les trente ou quarante ans ? On en a à peine fini avec la lettre Z que la lettre A est devenue totalement obsolète. L’État est certes plus efficace mais, en dehors du fait qu’il se heurte souvent à une Académie jalouse du peu de prérogatives qu’il lui reste (on l’a encore vu à propos de la féminisation des titres et des noms de métiers), il est, presque toujours, soupçonné de nourrir des arrière-pensées politiques, ce qui, au demeurant, n’est pas nécessairement faux. Et puis, l’État régit déjà tellement de choses que l’on voit d’ordinaire d’un assez mauvais œil qu’il vienne mettre en plus son nez dans nos façons de parler et d’écrire... Restent les dictionnaires usuels, Larousse et Robert, mais, outre qu’ils sont loin de s’entendre sur tout (on évalue à 3500 le nombre de mots dont la graphie varie d’un ouvrage à l’autre), l’évolution s’y fait de façon désespérément lente : combien de Français écrivent encore aujourd’hui entracte avec une apostrophe alors qu’elle a disparu depuis des décennies ? Il n’y a pas que les nouveaux francs, et, bientôt, les euros, qui « rentrent » difficilement !

Autre pierre d’achoppement, le contenu de la réforme qui, il faut bien le dire, quelques experts que l’on recrute pour la circonstance, fait rarement l’unanimité. La seule réforme qui aurait le mérite de la cohérence absolue serait le passage à une écriture entièrement phonétique. Si l’on y a renoncé par le passé, c’est qu’une orthographe de ce type ne pouvait convenir à toutes les régions de France, aux particularismes de prononciation très marqués. Le problème n’est sans doute plus aussi vif aujourd’hui, mais quiconque s’est un jour efforcé de décrypter un texte écrit en orthographe phonétique stricte sait qu’il est très difficilement lisible, et ce sans même tenir compte du problème que, dans ce cas de figure, ne manquent pas de poser les homonymes. Reste par conséquent le toilettage ponctuel, le dépoussiérage, avec les casse-tête y afférents. Jusqu’où aller ? Où s’arrêter ? Comment, surtout, éviter de remplacer les anciennes exceptions par de nouvelles ? La chose, en effet, est presque inévitable dès lors que l’on intervient chirurgicalement sur une langue qui constitue un tout et qui, au contraire des rectifications, ne s’est pas faite en un jour...

Enfin, les choses se passeraient probablement mieux si l’on était toujours sûr que les motivations des réformateurs n’avaient d’autre fondement que linguistique. Or, il apparut, rapidement, il y a dix ans — et l’implication de Michel Rocard, homme de chiffres bien plus que de lettres, nul ne le contredira, est là pour l’attester — que les arrière-pensées économiques et techniques ne manquaient pas. C’est que notre langue, avec sa profusion d’accents et de cédilles, constitue une hérésie pour qui se préoccupe d’abord de coût et de rentabilité. Le comble du gâchis, c’est évidemment ce ù qui requiert, sur les claviers de nos ordinateurs, une touche à lui seul alors que, tenez-vous bien, il n’intervient en tout et pour tout que dans un mot de notre lexique, le relatif  ! Un authentique scandale pour tous ceux qui voient dans la langue un simple outil... mais qui n’émeut pas outre mesure les autres, lesquels répondent, non sans un certain bon sens, que ce n’est pas à la langue de se plier à la machine mais l’inverse.

 

Autant de modestes tentatives d’explication de ce fiasco à répétition. Mais je me suis montré prolixe sur ce premier volet de l’accusation de Marianne et il me faut désormais faire preuve de concision pour tenter de répondre aux deux autres.

 

L’orthographe instrument pédant de ségrégation sociale, avons-nous dit. On ne peut nier, et la déclaration de principe de l’Académie française, en 1673, en porte témoignage, qu’il se soit un jour agi de cela. J’en suis beaucoup moins sûr aujourd’hui, à présent que l’école offre à chacun les moyens d’apprendre notre langue. Évidemment, cela suppose qu’au contraire de ce que nous avons vu à l’occasion de la dictée du brevet, l’école continue à assumer sa mission, qu’elle ne capitule pas, au nom de je ne sais quelle démagogie ou de quel pseudo-réalisme, devant la difficulté. Qu’elle ne sacrifie pas à ce qui est en passe, selon Danièle Sallenave, de devenir le grand principe moderne : « Ce n’est pas à moi d’aller aux choses, c’est aux choses de venir à moi. » Qu’elle ne s’évertue pas, à l’image du clown Grock, à rapprocher le piano dès lors que le tabouret lui semble trop loin. Cette réserve faite, mais je vous concède qu’elle est de taille, je ne vois pas pour quelle raison l’acquisition de l’orthographe serait réservée aux seuls privilégiés. Je n’ai pas honte de déclarer ici que le champion du monde d’orthographe est petit-fils d’ouvrier et qu’à aucun moment ces origines modestes ne lui ont semblé constituer un obstacle insurmontable à ladite acquisition. Et si, par extraordinaire, tel était le cas, j’en accuserais plus volontiers les imperfections de notre système scolaire que l’orthographe elle-même. Supprimer la difficulté m’a toujours semblé moins formateur que de s’efforcer de donner à chacun le moyen de la vaincre.

D’ailleurs, un examen attentif des forces en présence lors de la « bataille du nénufar » a tôt fait de mettre à mal quelques idées reçues. Certes, les défenseurs de l’orthographe traditionnelle se recrutaient surtout dans Le Figaro et Le Point. Certes, l’Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française, créée pour tailler des croupières à la réforme, eut pour premier président un certain François Bayrou. On ne contestera pas davantage que les réformateurs eurent principalement leurs entrées à Libération et à l’Événement du jeudi. Ni que Jacques Julliard ait pris feu, dans le Nouvel Observateur, contre

 

« la France de Tino Rossi et de Line Renaud, du béret basque et de la baguette parisienne, celle de la télé de Jean Nohain et des dictées de Pivot, la France de l’Académie française et du Canard enchaîné, celle de la prostate et du nœud papillon, de la croix de Lorraine et du drapeau noir, la patrie de Déroulède et de Super-Dupont », en un mot comme en cent « cette France qui, selon lui, compte aujourd’hui plus de névroses que de fromages, la pire d’entre elles étant cette horreur de toute nouveauté ».

 

Mais au-delà de ce clivage droite-gauche, les surprises ne manquaient pas, la principale venant des anarchistes qui prirent, et d’une manière souvent virulente, la défense de l’orthographe traditionnelle. Nous avons cité tout à l’heure le Canard enchaîné, qui fit savoir très tôt qu’il n’appliquerait pas la réforme dans ses colonnes si celle-ci venait à être adoptée. Mais il faudrait encore évoquer le cas de Cavanna, auteur d’un beau livre sur la langue française : Mignonne, allons voir si la rose (l’intéressé devait ignorer que Ronsard, en son temps, avait été un fervent réformateur) et surtout celui de Delfeil de Ton qui, pendant toutes les semaines que dura la crise, consacra le plus clair de sa chronique, dans le Nouvel Observateur, à prendre le contre-pied de ses confrères Jean Daniel et Jacques Julliard ! Autant de prises de position moins habituelles, qui incitent à se garder de toute lecture politique hâtive et manichéenne. En tout cas, s’écrier, comme le firent certains réformateurs : « L’orthographe, c’est du fascisme ! » me semble, pour ne pas dire plus, relever d’une méconnaissance totale de l’un comme de l’autre...

 

Pourquoi ne pas l’avouer ? Le troisième reproche de Marianne est celui qui, de très loin, m’a le plus agacé. Passe encore que notre orthographe soit incohérente, elle l’est quelquefois, je crois l’avoir montré, même si ces anomalies, beaucoup moins nombreuses qu’on ne le pense, sont souvent l’arbre qui cache la forêt d’une grande logique. Passe aussi qu’elle soit élitiste : j’avoue, à ma grande honte, ne rien avoir contre l’élite dès lors qu’elle ne doit rien à la naissance. Mais qu’elle soit pour quelque chose dans le déclin actuel du français, comme vient d’ailleurs de le répéter le président de la Fédération internationale des professeurs de français, c’est ce que, je l’avoue, j’ai peine à concevoir.

Non que je m’aveugle, il va sans dire, sur l’état de santé de notre langue. Il n’est que trop vrai qu’elle cède chaque jour du terrain, et ce ne sont pas quelques grands-messes francophones ni une opération « Le français comme on l’aime », organisée une semaine sur cinquante-deux par le ministère de la Culture, qui suffiront à me rassurer. Sa perte d’influence est patente jusque dans les instances internationales où, si elle est toujours considérée comme langue de travail, elle est en réalité de plus en plus délaissée.

On l’a vu encore tout récemment dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire des brevets européens puisque, désormais, quiconque déposera, dans sa langue d’origine, un brevet à l’Office de Munich ne sera plus tenu de le traduire qu’en une seule langue. Point n’est besoin d’être grand clerc pour deviner de laquelle il s’agira ! Et que dire d’une Cour européenne de justice qui blanchit un supermarché de Clermont-Ferrand, pourtant coupable d’avoir mis en vente un lot de boissons étrangères sans les étiqueter en français, sous prétexte « qu’il n’y aurait pas lieu de faire prévaloir la langue spécifique d’un pays de la Communauté sur une langue suffisamment répandue — l’anglais, mais vous l’aviez compris — pour être comprise par les consommateurs » ! Je resterai toujours admiratif, je dois le dire, devant cette Europe qui s’est construite, essentiellement et officiellement, pour faire contrepoids au géant américain et qui, pour afficher son indépendance, ne trouve rien de plus approprié que d’adopter la langue, et par conséquent les schémas de pensée, de son principal concurrent ; devant cette Europe qui, de plus en plus, s’obstine à choisir pour langue quasi unique celle du pays le moins européen qui soit. Mais il me semble bien loin, le temps où le président Pompidou, en visionnaire qu’il était, déclarait :

 

« Si demain, l’Angleterre étant entrée dans le Marché commun, il arrivait que le français ne reste pas ce qu’il est actuellement, la première langue de travail de l’Europe, alors l’Europe ne serait jamais tout à fait européenne. Car l’anglais n’est plus la langue de la seule Angleterre : il est avant tout, pour le monde entier, la langue de l’Amérique. »

 

Cela dit, je ne crois pas un seul instant que la complexité de notre orthographe soit pour quelque chose dans ce recul. Si le français n’est plus, il s’en faut, la langue universelle qu’elle était au XVIIIe siècle, ce temps béni des dieux où, pour en faire des conseillers personnels, les souverains d’Europe s’arrachaient les philosophes français avec la même ferveur que les gamins d’aujourd’hui les Pokémon ; s’il n’est plus même, depuis la signature du traité de Versailles en 1919, la langue de la diplomatie, c’est, ne nous voilons pas la face, à l’affaiblissement du rôle politique et économique de notre pays qu’il le doit.

 

« Une langue n’est conquérante qu’autant que le peuple qui la parle est conquérant et pèse de toute sa suprématie sur les peuples environnants, par la force des armes, par le monopole du commerce ou de l’industrie... écrit Cavanna dans Mignonne, allons voir si la rose. Et il ajoute, dans un style où nous le reconnaissons mieux : La culture, c’est comme le reste, elle est du côté des gros bataillons et des gros comptes en banque. »

 

Les gros bataillons et les gros comptes en banque, faut-il le préciser, c’est outre-Atlantique qu’on les trouve aujourd’hui, et ces gens-là parlent anglais. Le français a creusé sa tombe en ce jour de 1762 où Louis XV a abandonné le Canada. Si j’osais une boutade, je dirais qu’une fois de plus « c’est la faute à Voltaire », puisque celui-ci écrivait à Choiseul, à la veille du traité de Paris : « Je crois que la France peut vivre sans Québec. » Un manque de clairvoyance qui, hélas, ne devait pas rester isolé : un peu moins d’un demi-siècle plus tard, c’est la Louisiane que Napoléon, tout entier absorbé par ses projets de conquête européenne, vendra à son tour sans le moindre état d’âme. Une bourde aux conséquences tout aussi lourdes, comme le souligne le linguiste Claude Hagège :

 

« Pour nous qui sommes instruits des événements ultérieurs, cette perte est immense, irréparable. On ressent un véritable sentiment de frustration en songeant à ce que la France a perdu, en pensant que les choses auraient pu se dérouler autrement. Un monde où la langue française pouvait s’introduire de façon définitive était à jamais livré à des langues rivales. »

 

Ce serait donc faire preuve d’une singulière hypocrisie que de laisser supposer qu’une orthographe moins rébarbative eût pu, si peu que ce soit, changer le cours des choses. L’écrivain Tahar Ben Jelloun, qui avoue que l’apprentissage de l’arabe l’a fait autrement souffrir que celui du français, se montre particulièrement sceptique sur ce point :

 

« Est-ce parce que l’on va simplifier l’orthographe du français, s’interroge-t-il, que les étrangers vont se précipiter pour l’apprendre ? Je ne le crois pas. »

 

D’ailleurs, si c’était là le critère, l’anglais, qui est tout sauf une langue facile sur le plan orthographique, n’occuperait pas la place qui est actuellement la sienne : nombreuses sont en effet les lettres qui ne se prononcent pas en anglais, bien plus nombreuses qu’en allemand, en italien ou en espagnol. Le groupe ough, en anglais, se prononce de sept façons différentes. Quant à ces consonnes doubles qui ont tant fait pour la mauvaise réputation de notre orthographe, l’anglais n’en est pas davantage avare : est-il besoin de rappeler que notre adresse prend deux d en anglais, notre agression et notre bagage deux g, notre trafic, deux f, et notre rythme, un h supplémentaire dès qu’il traverse la Manche ? Rappel bien inutile au demeurant : il y a belle lurette que nos élèves écrivent tous ces mots à l’anglaise, à l’instar d’un language plus seyant... et tellement plus simple avec son u intermédiaire !

Est-ce à dire pour autant que le français doive abandonner toute ambition ? Qu’il doive se résigner à disparaître, comme, après tout, l’ont fait d’autres langues avant lui ? Certes non. Marc Fumaroli remarque à ce sujet que « quand une langue n’est plus soutenue par la supériorité politique, économique et militaire, ni à plus forte raison par la quantité de ses locuteurs (le français n’occupe plus, selon ce critère, que le onzième rang mondial), il lui reste une grande chance : celle d’inspirer l’admiration, le respect, le désir d’adhésion ». L’occasion est belle d’incarner, face à l’anglais dominateur, le refus du monopole anglo-américain. L’occasion est belle de devenir la « langue de différence » par excellence, la langue « non alignée », pour reprendre l’expression de l’ancien président de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali. L’occasion est belle, comme le dit aussi Léopold Sédar Senghor, de devenir ce « liant entre toutes les identités nationales des bords de la Méditerranée, face au rouleau compresseur venu de l’Atlantique ».

L’occasion est belle, face à l’utilitarisme du basic english, de donner une langue à la culture.

Encore faudrait-il pour cela que le français conserve son âme, qu’il ne se dilue pas davantage dans ce que Ionesco aurait sans doute appelé cette rhinocérite ambiante qui nous pousse à manger américain, à parler américain, je dirais même à fêter américain puisqu’il aura suffi de deux ans pour que nos carrosses se transforment en citrouilles et que l’on nous refasse le coup de la sorcière bien-aimée.

 

Si l’on ne veut pas que l’anglais s’impose de plus en plus comme la langue universelle, il y a, croyez-moi, beaucoup plus urgent que de réformer notre orthographe.

Il y aurait à obtenir de nos ministres, et notamment du premier d’entre eux, qu’il ne profite pas d’une visite officielle à Shanghai pour conseiller à des Chinois désireux d’apprendre le français de faire plutôt porter leurs efforts sur l’apprentissage de la langue anglaise, celle-ci étant appelée à devenir, je le cite, « la seule et unique langue de communication universelle ».

Il y aurait à persuader les ministres de l’Éducation nationale, même si le premier concerné est aujourd’hui retourné à ses chères études, qu’ils ne sont pas forcément dans leur rôle quand ils enjoignent aux Français de « cesser de considérer l’anglais comme une langue étrangère. » Ont-ils de toute façon le choix, ces Français qui se voient contraints, chaque jour un peu plus, de subir une véritable occupation linguistique qui n’a pas grand-chose à envier, quand il ne s’agirait plus de la même langue, à celle qui nous fut imposée par les armes il y a quelque soixante ans ?

Il y aurait à rappeler à certain ministre de la Défense, qui vient d’ailleurs de se voir décerner le prix très disputé de la Carpette anglaise, que, le français restant jusqu’à plus ample informé la langue de la République, il y a quelque chose d’indécent à organiser à l’École militaire, sur le territoire national donc et aux frais du contribuable français, un colloque « en anglais exclusivement ». D’indécent encore à ce qu’au sein de l’armée française, les ordres soient donnés et reçus dans la langue de Nelson. Si, autrefois, laisser les Anglais tirer les premiers ne portait pas à conséquence et pouvait même passer pour chevaleresque, les laisser parler aujourd’hui les premiers, que dis-je ? les laisser parler seuls est encore le plus sûr moyen, à terme, de ne plus avoir voix au chapitre.

Il y aurait à convaincre les scientifiques, dont nous ne méconnaissons ni ne méprisons les difficultés qu’ils rencontrent à se faire entendre dès lors qu’ils n’en passent pas par les fourches caudines de l’anglais, que, pour reprendre une formule de Georges Lochak, ancien directeur de recherche au C.N.R.S., l’on ne pense bien que dans une langue que l’on maîtrise : en général, la sienne. Ce que Daniel Moskowitz, directeur de la traduction à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs de Paris III, exprime de manière plus nette encore :

 

« Quand on s’exprime dans sa langue maternelle, on plie sa langue à sa pensée ; quand on s’exprime dans une langue étrangère, on plie sa pensée à la langue... »

 

Il y aurait à bannir de notre Éducation nationale ce jargon pseudo-pédagogique, véritable verrue sur le visage d’une langue qui, depuis Boileau, avait mis un point d’honneur à énoncer clairement ce qui se concevait bien. Dieu sait que je ne partage pas toutes les options de cet ancien ministre de l’Éducation nationale que j’ai évoqué tout à l’heure et qui a tant fait, lors de son passage rue de Grenelle, pour la réhabilitation de l’espèce mammouth... Je ne puis pourtant que l’approuver quand il trouve idiot d’appeler « référentiel bondissant » un simple ballon de football. Et je ne parle pas de ces élèves devenus des « apprenants », de leurs parents désormais assimilés à des « géniteurs d’apprenants », ni, à plus forte raison de la natation rebaptisée « mobilité en milieu aquatique ». Jacques Capelovici remarquait à ce propos, et non sans humour, qu’au rythme où vont les choses, la chanson enfantine « Maman, les petits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? » se déclinerait bientôt de la façon suivante : « Génitrice, les minuscules embarcations qui évoluent sur l’élément aquatique possèdent-elles des membres inférieurs ? »

Il y aurait à faire prendre conscience aux grandes firmes françaises — et je n’en veux pour preuve qu’Air France, qui vient d’accepter, à la suite de l’alliance qu’elle a contractée avec certaines compagnies aériennes étrangères, la dénomination commune Sky Team, à quand French Airlines ? —, il y aurait à convaincre les grandes firmes françaises, disais-je, qu’en voulant à tout prix se donner des allures anglo-saxonnes, elles courent surtout le risque de se rendre ridicules. J’ai tendance à trouver quelque peu téléphonée la suppression des accents dans le logo de France Telecom, et je reste sceptique à l’idée qu’Aerospatiale décolle plus facilement une fois délestée de son accent aigu. Je ne crois pas davantage que des messages publicitaires du style « Look, listen and live » soient de nature à faire vendre plus de téléviseurs à Thomson, une firme qui, du temps où elle ne rougissait pas de ses origines françaises lorsqu’elles lui permettaient, en toute exclusivité, d’inonder l’Éducation nationale de ses MO5 et TO7-70, ne trouvait pas humiliant de rédiger ses factures dans la langue de Voltaire. Quant à la métamorphose, dans nos gares et aéroports, de nos bons vieux Relais H en Relay, j’ai bien peur qu’il ne s’agisse là d’un couac qui ne fasse pas vendre un canard supplémentaire. Mais quel plaisir nous a procuré la maison Hachette en expliquant, devant le tollé que cette nouvelle bouffée d’anglomanie a provoqué, que son intention première n’était pas de « faire anglais », mais bien plutôt de revenir à la forme ancienne du mot français. Presque aussi convaincant qu’un commerçant qui nous confierait qu’en accrochant des citrouilles dans sa vitrine, sa préoccupation majeure est de ramener à la vie une vieille coutume celte !

Il y aurait à éviter à nos P.-D.G., capitaines d’industrie et hauts fonctionnaires cette autre forme de ridicule qui consiste à converser entre francophones en anglais, a fortiori si c’est avec un accent qui n’est pas sans rappeler celui de Jacques Delors.

Il y aurait à souffler dans le creux de l’oreille de nos réalisateurs et metteurs en scène, toujours prompts à réclamer à cor et à cri l’exception culturelle pour ne pas avoir à subir la dure loi du marché (ce qui peut à la rigueur se concevoir), qu’ils fassent preuve d’une détermination au moins égale quand il s’agit de promouvoir leur langue maternelle dans leurs films. Un Jeanne d’Arc tourné dans sa version originale en anglais, voilà, monsieur Luc Besson — mais il n’est que trop clair que vous n’en avez cure — qui n’aurait pas forcément rempli d’aise votre héroïne, laquelle serait en droit de se demander aujourd’hui à quoi a bien pu servir, hier, de bouter l’Anglais hors de France.

Il y aurait à répéter à certaines bonnes âmes qu’un rien effarouche qu’il n’y a rien de honteux, de rétrograde ou de chauvin à défendre sa langue, pas plus qu’à prendre des mesures pour assurer sa sauvegarde. Quand ses succès lui permettraient souvent de se draper dans l’étendard du libéralisme, l’anglais sait lui aussi recourir aux législations protectrices quand il y va de son intérêt : face aux progrès constants de l’espagnol, dix-sept États américains, au premier rang desquels la Californie et la Floride, ont en 1989 inscrit dans leur Constitution le statut de l’anglais comme langue officielle.

Il y aurait à obtenir de chacun de nous, si nous ne voulons pas que nos vocabulaire et syntaxe « filent à l’anglaise », que nous luttions contre notre propension à adopter les mots anglais, les tournures anglaises, les schémas de pensée anglais. Saisissons donc l’occasion plutôt que l’opportunité, initions un profane plutôt que des projets, réhabilitons Jean Tiberi ou DSK, peu importe, plutôt que les quartiers de la capitale. Préférons le défi au challenge (ou alors prononçons-le à la française sans la moindre honte puisqu’il s’agit, à l’origine, d’un mot français). Et plutôt que d’être en charge d’un problème, contentons-nous d’en être chargés, ça ne pèsera pas plus lourd.

Il y aurait, enfin, à s’interroger sur l’opportunité (et je crois employer là ce terme dans son sens véritable) de prendre à revers un français qui a déjà fort à faire sur le front de la mondialisation : si les langues régionales méritent le respect, il n’est pas douteux qu’étendre exagérément leurs prérogatives se ferait aux dépens d’une langue française dont l’histoire, depuis les Serments de Strasbourg en 842, s’est toujours confondue avec celle du pays.

 

 

 

Quand tout cela aura été fait, alors oui, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, en dernier recours il est possible qu’il faille brûler l’orthographe.

 

Mais vous souffrirez qu’en attendant, et je crois que tout cela me laisse encore un peu de temps, je continue pour ma part à brûler pour elle...