Bernard Pivot :
« À son grand homme
la dictée reconnaissante »
Quand il est mort, l’animateur, tous ses amis pleuraient. Son épicurienne bonhomie. Son amour du ballon, qu’il fût de cuir ou de verre. Cette faculté de faire d’un débat jusque-là guindé un moment de pur bonheur.
Mais à cette phrase, obsédante, de Rachmaninov qui fit les beaux vendredis soir d’une époque révolue, il n’est pas interdit d’en substituer une autre qui résonna, vingt ans durant, des lieux saints de la République (Sénat, Palais-Bourbon, théâtre de l’Opéra, Sorbonne, Bibliothèque nationale de France…) jusqu’au siège new-yorkais des Nations unies ! Aux yeux de l’amoureux de la langue, en effet, Bernard Pivot a revêtu pour l’éternité la blouse grise du maître d’une école elle aussi disparue…
Tortueuse à souhait, la phrase en question, pour permettre aux participes, aujourd’hui moins passés que trépassés, de donner leur pleine mesure. Parsemée de coquemars, d’écritoires vernissées et de chlamydes défraîchies, qui relevaient du vide-greniers plus que de la conversation courante. Mais c’était le jeu, et la pauvre Lucette était la dernière à s’en plaindre.
Là réside le tour de force : avoir su transformer une dictée — au mieux rébarbative, au pis sadique — qui traînait une sulfureuse réputation d’élitisme en divertissement de bon aloi. Je ne serais d’ailleurs pas étonné que notre homme eût troqué de bon gré ses entretiens avec Kundera, Yourcenar et autres monstres sacrés de la littérature contre la seule réflexion de ce poulbot surpris sur un trottoir un samedi de demi-finale, interloqué surtout par l’interminable file d’adultes s’engouffrant dans le Janson-de-Sailly du coin. « Ils sont venus faire une dictée ? », se répétait le gamin, incrédule. « Et on ne les a pas obligés ? »
Bernard Pivot a lancé lundi (et tant pis pour le faux air de pléonasme) son ultime « Point final ! ». Celui-ci n’aura pourtant soulagé personne : c’est lui, cette fois, qui a dû rendre sa copie.
Il aurait sans doute aimé avoir un peu plus de temps pour relire, comme ses victimes d’hier qu’il consolait, taquin, en leur expliquant que ce serait là le plus sûr moyen d’ajouter des fautes à celles qu’elles avaient déjà commises ! Mais le Tout-Puissant est aussi inflexible qu’il pouvait l’être lui-même, et ladite copie est sans doute déjà entre les mains du jury céleste. Gageons qu’elle lui vaudra le paradis sans purgatoire. Aussi bien, au purgatoire, il a déjà donné : à l’entendre, ce n’était rien d’autre que la vieillesse.