Se montrer astucieux,
est-ce une qualité ou un défaut ?
Dans l'Almanach des amoureux des mots, que viennent de publier Wendy Bouchard et Bernard Fripiat chez Larousse, nous est proposée à chaque page une « astuce » pour déjouer les pièges de la langue française.
C'est dire le crédit dont jouit aujourd'hui l'astuce en question. On ne prêche plus désormais que par les ficelles, les moyens mnémotechniques, les raccourcis qui permettront de contourner la règle sans avoir à l'apprendre ! L'intelligence, cette faculté — un tantinet lourdingue — d'établir des rapports entre les choses, n'a plus qu'à bien se tenir : l'astuce, par ce qu'elle suppose d'ingéniosité et d'inventivité, a tout pour séduire une époque qui, pour parvenir à ses fins, n'aime rien tant qu'économiser les moyens...
On n'en est que plus surpris d'apprendre qu'a été récemment créée, sous l'égide de la préfecture de police de Paris, une brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA). Non que nous doutions, par les temps qui fraudent, de la nécessité de se prémunir contre les faux, escroqueries et abus de confiance. Mais l'association de deux mots apparemment antagonistes (le négatif délinquance et le valorisant astucieux) a de quoi surprendre. Et a d'ailleurs surpris il y a peu un journaliste de Libération au point qu'il a cru devoir nous interroger sur cette espèce d'oxymore.
Sous le couvert du Dictionnaire historique de la langue française, nous lui avons répondu que si, à l'origine, le nom astuce revêtait bien la signification qu'il a actuellement, à savoir « bon sens, habileté utilisés à bon escient » (au contraire du malice d'alors), il n'a guère tardé, à partir du XIIIe siècle pour être précis, à être pris en mauvaise part (« ruse mise au service de la tromperie »). Pour tout dire, il ne retrouvera grâce aux yeux de l'usager qu'au début du siècle dernier. L'adjectif astucieux suivra du reste le même parcours, à ceci près que la nuance péjorative s'était imposée à lui dès sa création, il est vrai plus tardive. Voilà donc deux mots (et même trois, car malice lui-même n'a plus qu'exceptionnellement, et presque exclusivement dans l'expression sans malice, le sens fort de « méchanceté ») qui ont, si l'on ose dire, bien tourné !
Au demeurant, il est permis de s'étonner qu'un service de police d'aujourd'hui réhabilite une acception que tous les dictionnaires donnent pour vieillie. Se pourrait-il donc qu'il y eût à la BRDA autant d'étymologistes que de spécialistes dans la répression des fraudes ?