La complainte de novembre :
« Tristes portiques ! »

< dimanche 17 novembre 2013 >
Chronique

Il fut un temps où leur ombre était goûtée du poète : « J'ai longtemps habité sous de vastes portiques / Que les soleils marins teignaient de mille feux », écrivait, dans ses inoubliables Fleurs du mal, un Baudelaire soucieux de renouer avec une vie antérieure qui lui permît d'échapper au spleen...

Nul doute que l'infortuné n'y regardât à deux fois pour peu qu'il revînt aujourd'hui parmi nous ! À présent que les prennent d'assaut bon nombre de quidams qui, à l'évidence, ont la tête près du bonnet (rouge), ce n'est plus aux abords desdits portiques que l'on a la moindre chance de trouver luxe, calme et volupté... Il faut dire qu'il y a portique et portique, et que l'histoire du mot s'apparente à une lente mais inexorable descente aux enfers !

Le drôle est en effet né avec une cuillère d'argent dans la bouche : n'est-il pas le fruit d'une réfection savante sur le modèle du latin porticus, alors que ce dernier avait abouti à un « porche » autrement trivial ? À l'origine donc, il ne s'agissait de rien de moins que d'une galerie de rez-de-chaussée, dont la voûte était soutenue par des colonnes sur un côté ou plus. On n'en usait guère que pour évoquer la glorieuse architecture grecque, quand ce n'était pas la philosophie qui se tramait sous ses arcades : n'est-on pas allé, au XVIIe siècle, et à la faveur d'une métonymie, jusqu'à donner le nom de Portique — avec une majuscule, s'il vous plaît ! — à la doctrine de Zénon de Kition, sous prétexte que celui-ci dispensait son enseignement dans une galerie de ce style, à Athènes ?

On ne résistera pas ici au plaisir mesquin de remarquer que c'est sous ce portique qui cristallise aujourd'hui toutes les rancœurs et donne lieu à tous les débordements qu'est née la philosophie stoïcienne — du grec stoa, « portique » ! —, laquelle, on le sait, prêchait... le détachement des plaisirs terrestres, le courage face aux aléas de l'existence, et même l'absence de passions !

Elle n'est pas belle, la langue qui vous concocte de tels retournements de situation, et vous autorise pareils clins d'œil ?

Naturellement, tout cela ne s'est pas fait en un jour. C'est petit à petit que notre portique a abandonné de sa superbe, troquant le septième ciel de l'Olympe tout proche contre le cinquième sous-sol de petits boulots de plus en plus prosaïques : on l'a vu successivement vivre aux crochets des agrès et balançoires dans les gymnases, jouer les appareils de levage (j'ai failli écrire les grues !) sur les chantiers, servir de support aux signaux de la SNCF, se muer en mouchard dans les aéroports, voire à la sortie des bibliothèques. Grandeur et décadence... Mais le pis réside peut-être encore dans le traitement que lui ont réservé nos cousins québécois, chez qui, des plus platement, il désigne... une entrée, un vestibule. Façon cruelle s'il en est de lui rappeler que porche il fut, et que porche il était appelé à redevenir !

Non, décidément, il vaut sans doute mieux pour Baudelaire qu'il ait emporté au paradis des poètes sa vision éthérée des portiques de l'Antiquité... On se consolera moins aisément, en revanche, de la disparition prématurée de René Goscinny : comment douter un seul instant que le génial scénariste eût fait ses choux gras de la chienlit ambiante et que, dans une nouvelle version d'Astérix chez les Bretons, il en eût profité pour nous présenter, dans le sillage de ses immortels Jolitorax et Ipipourax, un petit dernier nommé... Écotax ?