Sait-on toujours
que la chance a tourné ?
« Quelles sont les chances de mourir en prenant l'avion ? », se demande-t-on gravement sur la Toile. On vous rassure tout de suite, elles sont infimes : pas plus d'une sur quelque onze millions ! Moins que de succomber à une catastrophe nucléaire, c'est dire...
Les « chances » sont sans doute infiniment plus nombreuses pour que le lecteur se récrie en voyant employer ce terme. Comme si c'en était une, en effet, de mourir ! N'y a-t-il pas là franche incorrection ?
Eh bien, non ! Quand nous serions à bon droit surpris — la chance étant devenue pour l'essentiel, aujourd'hui, ce « sort favorable » qu'il nous arrive de surnommer « veine », « bol », « pot », voire « cul » —, l'étymologie nous rappelle qu'elle n'a pas toujours été telle. Du temps où elle s'écrivait chaance (heureux XIIe siècle, où il n'était point encore besoin d'arborer un triple A !), elle n'était rien d'autre que la « manière, favorable ou défavorable », dont un événement se produisait. Elle l'est d'ailleurs restée, nos dictionnaires en témoignent. La langue aussi, soit dit en passant : à quoi au juste servirait-il de souhaiter bonne chance à quelqu'un si l'intéressée, par définition, était toujours bonne ?
Une recherche plus poussée nous apprend même que le mot dérive du latin cadentia, lequel, dans le droit fil du verbe cadere, « choir », désignait, à l'origine... la façon dont tombaient les osselets, puis les dés ! Est-il nécessaire de souligner que ces derniers sont loin de s'arrêter toujours sur le six ? Ils seraient bien plutôt le symbole de cet « alea » que l'ambitieux Jules César jetait quand lui prenait l'envie de franchir indûment le Rubicon ! Le malheureux ne savait pas encore que des aléas, il lui faudrait en affronter d'autrement imprévisibles quand Astérix et Obélix se mettraient au service de Sa Majesté...
Quoi qu'il en soit, c'est ainsi : il y eut longtemps une « male chance » à côté de la bonne, ce qui justifie pleinement l'expression incriminée plus haut. Tout au plus le Dictionnaire historique de la langue française d'Alain Rey nous suggère-t-il de n'user de cette acception neutre qu'au pluriel (« il y a des chances que... »), le sens positif, au singulier, s'étant imposé aujourd'hui avec d'autant plus de facilité qu'en face la malchance — en un seul mot, cette fois — concentre sur son nom toutes les mauvaises fortunes !
Force nous est pourtant de mettre en garde le lecteur qui, s'enivrant de cette bouffée d'indulgence, se sentirait pousser des ailes au point de réclamer la réciprocité pour « risquer ». Nos dictionnaires usuels, Larousse et Robert en tête, n'ont-ils pas eux-mêmes déjà franchi le pas, en acceptant l'idée que, dans une phrase comme « Cela risque de marcher », ledit verbe puisse signifier « avoir une chance de » ? Nombre de grammairiens continuent néanmoins à exiger qu'au nom de la cohérence et de la clarté il ne soit fait usage de « risquer » que pour évoquer une issue défavorable. Peut-on décemment parler, en effet, du risque... de gagner au Trucmuche ?
C'est que l'étymologie, pour le coup, n'incline pas à la tolérance : qu'on fasse descendre risque de resecum (« chose qui coupe » rappelant l'écueil) ou qu'on soupçonne, comme Pierre Guiraud, une accointance avec la rixe, par nature porteuse de dangers, le contexte est suffisamment négatif pour que l'on n'aille pas en user, dans le langage soigné du moins, pour spéculer sur des lendemains qui chantent !
Pour l'heure, en tout cas. Car, en matière de langue, il suffit souvent de faire preuve de patience. Avec du temps et un peu de chance...