Quel roman que celui de la retraite !
Est-il, aujourd'hui, mot qui déchaîne plus de passions, qui attise plus de convoitises ? Le moins que l'on puisse dire, pourtant, c'est que les fées de l'étymologie ne se sont pas penchées nombreuses sur son berceau : qui aurait, à sa naissance, misé ne fût-ce qu'un liard de cotisation sur son avenir ?
D'abord, ce vocable qui est en ce moment sur toutes les lèvres n'était, à l'origine, que la forme féminine d'un modeste participe passé : celui d'un verbe qui a depuis longtemps disparu, retraire ! Que les diseurs de mauvaise aventure n'en profitent pas, au demeurant, pour entonner le refrain trop connu des vaches maigres, il était seulement question, à l'époque, de « se retirer d'un lieu ». Déjà, car il était écrit que rien ne lui serait donné d'emblée, il lui a fallu prendre le meilleur sur son homologue masculin, lequel, pour ne jamais lui abandonner totalement la place, aura toutefois le bon goût de se tenir légèrement... en retrait !
Il n'est pas impossible, cela dit — plus d'une Chienne de garde vous confirmera que les rares cadeaux que la gent féminine se soit vu offrir par une grammaire volontiers misogyne sont presque toujours empoisonnés —, que cette prise de pouvoir inattendue ait été acquise au prix de la connotation péjorative qui s'est très vite attachée au mot : sa première acception fut exclusivement militaire, et elle n'avait rien qui pût susciter l'enthousiasme. Il s'agissait (et il s'agit toujours, sur ce terrain-là, du moins), de « se retirer du champ de bataille quand il est devenu impossible de s'y maintenir ». On a connu baptêmes du feu plus glorieux !
De cette tache originelle qui, effectivement, n'éclaboussa pas le masculin correspondant — il nous faut reconnaître avec les féministes que le retrait des troupes sonne moins honteusement que la retraite —, l'intéressée ne sera jamais complètement lavée : c'est que les occasions restent légion, dans notre société moderne qui fait la part de plus en plus belle aux rapports de force, de « battre en retraite » ! D'autant que l'acception chirurgicale (« rétraction des nerfs ») qui devait lui faire suite, aux alentours du XIVe siècle, n'ajouterait rien à son aura. Mais c'est peut-être à ce sens-là, au fond, que tout président de la République doit désormais de savoir que l'on ne peut résoudre le problème des retraites sans... trancher dans le vif !
Heureusement Montaigne vint, et avec lui une Renaissance qui allait prendre l'habitude de voir dans cette retraite le fait de « se retirer d'une vie professionnelle ou mondaine ». Pas de quoi, encore, caresser les chats que l'on avait jusque-là copieusement fouettés, mais une vision déjà plus neutre, autrement apaisée, de la chose. Dès lors, il ne restait plus qu'à patienter deux siècles pour que, par métonymie, le mot en vînt, des plus naturellement, à désigner la pension (c'est d'ailleurs à ce terme que recourent Belges et Québécois) dont accessoirement bénéficieraient l'officier d'abord — normal, on a vu que les militaires avaient pris un temps d'avance —, le fonctionnaire ensuite — moins normal, vociféreront ceux qui plaident pour une stricte égalité entre public et privé —, puis, peu à peu, l'ensemble des salariés. Est-il vraiment besoin de souligner combien cet aspect bassement matériel aura pesé dans la réhabilitation définitive dudit mot ?
Un signe qui ne trompe pas : les grammairiens eux-mêmes ont renoncé à ergoter sur le sujet. Tout juste si, pour l'honneur, le pointilleux Jean Girodet aime mieux prendre sa retraite que partir à la retraite. En revanche, peu leur chaut que l'on soit à la retraite ou en retraite : l'essentiel, c'est d'y être ! Et tant pis si quelques rabat-joie viennent sournoisement rappeler que « partir, c'est mourir un peu » ! L'heure, visiblement, n'est plus à la poésie...